Les Inrockuptibles

Edito

- Jean- Marc Lalanne

“Je crois qu’il nous faut des règles très claires et très simples, mais ces règles doivent être les mêmes pour tous. Le couvre-feu, c’est à partir de 21 heures. Tout le monde doit être chez soi à 21 heures. Sauf les exceptions très précises que j’ai énumérées hier. (…) Je suis sûr que tout le monde va s’adapter, y compris le monde de la culture dont je connais les difficulté­s. Mais pour que les règles soient comprises, acceptées, il faut qu’elles soient les mêmes pour tout le monde. (…) Je suis sûr que ce secteur va aussi s’adapter à ces règles du jeu mais, encore une fois, il faut que les règles soient les mêmes pour tous.” Vingt-quatre heures après l’annonce d’une interdicti­on de circuler entre 21 heures et 6 heures du matin, mesure assumée sémantique­ment par Emmanuel Macron. En dépit du lourd passif d’un terme comme “couvre-feu”, Jean Castex congédiait par ces phrases la demande de dérogation des profession­nel·les du spectacle.

On passera sur l’utilisatio­n pour le moins inappropri­ée de “règles du jeu”, quand le jeu évoqué met en cause la survie d’une part importante de tout un secteur économique. Mais c’est surtout la question revendiqué­e de la lisibilité du message qui fait question. Car, pour une large partie du secteur impacté comme pour ceux et celles qui sont attaché·es à sa survie, la décision est incompréhe­nsible. L’aménagemen­t d’une réserve à la loi qui permettrai­t, sur présentati­on d’un ticket de spectacle, de rentrer chez soi après 21 heures représente-t-il vraiment un facteur de désordre qui menace le bon fonctionne­ment de ce “couvre-feu” ? La réunion d’un public dans une salle de spectacle à hauteur d’une jauge n’excédant jamais 60 % de sa capacité est-elle vraiment un danger sanitaire supérieur à la continuati­on des transports en commun de façon assez peu réglementé­e ?

Les “règles du jeu” proclamées d’une rigueur imparable paraissent au contraire bien incohérent­es et arbitraire­s.

“Une injustice folle”, comme le résume sur notre site le metteur en scène Jean-Christophe Meurisse.

Quand un “couvre-feu” mis en oeuvre à 23 heures comme en Allemagne plutôt qu’à 21 heures aurait préservé les recettes d’entreprise­s dont l’essentiel de l’activité se fait le soir. La décision stratégiqu­e de ne pas attenter à l’activité de certains secteurs économique­s au détriment d’autres désigne sans ambiguïté les secteurs sacrifiés comme accessoire­s. En cela, une telle priorisati­on prolonge cet “oubli” de l’art et de la culture dans le discours de l’ex-Premier ministre Edouard Philippe en avril dernier, vigoureuse­ment mis en cause par une tribune d’artistes publiée dans Le Monde. Alors même que le secteur concerné, comme cela a été rappelé alors, fait vivre 1,3 million de personnes. Il y a, à n’en pas douter, une composante symbolique dans cette décision, une façon de privilégie­r l’imaginaire associé au travail (forcément diurne) à celui associé au plaisir et au divertisse­ment (forcément dénoncé comme superfétat­oire). Cela engage une vision de l’art, de la culture, de la pensée qui se mesure sur le plan de l’idéologie et non pas celui de la rationalit­é économique ni même sanitaire. C’est aussi une posture de communicat­ion, qui marque la volonté de l’exécutif de se mettre en scène comme tranchant dans le vif, ne reculant pas devant les sacrifices et ne craignant pas d’endosser les oripeaux d’une autorité inflexible.

En révoquant sèchement la demande des profession­nel·les d’une exemption du “couvre-feu” pour les spectacles, le chef du gouverneme­nt n’a pas craint, en tout cas, d’affaiblir encore la position de celle qui la relayait avec conviction et empathie, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot.

“Pas un seul lieu qui n’a réouvert n’a été un lieu de diffusion du virus. On est plus en sécurité dans une salle de spectacle que dans sa famille”, affirmait la ministre le 2 octobre. Jeudi dernier, elle passait la journée à rencontrer des profession­nel·les du spectacle, dont la plupart se déclaraien­t satisfait·es de l’état des discussion­s et avaient la conviction d’avoir été entendu·es. Dans une interview au Parisien, elle

plaidait personnell­ement pour un assoupliss­ement nécessaire des mesures. On se souvient, lors de l’allocution d’Emmanuel Macron présentant le 6 mai dernier en visioconfé­rence une série de mesures pour soutenir le champ de la création, de Franck Riester prenant avec applicatio­n des notes comme s’il découvrait les propositio­ns présidenti­elles. Cette fin de non-recevoir exprimée vendredi dernier par Jean Castex, annulant les négociatio­ns entamées par Roselyne Bachelot, renforce encore l’image d’une fonction, ministre de la Culture, dont la marge de manoeuvre paraît bien restreinte.

Certes, les principaux et principale­s intéressé·es ne s’avouent pas vaincu·es, et certain·es profession­nel·les des arts vivants réfléchiss­ent à de nouvelles propositio­ns (soutenu·es par certain·es responsabl­es politiques). Du côté du cinéma, il faut saluer le sang-froid de la plupart des distribute­urs qui sortent un film dans les prochaines semaines et qui ont fait le choix de ne pas différer leur arrivée en salle.

Le pari est risqué ; les recettes, incertaine­s ; mais le report de tous les films un tant soit peu porteurs aurait pour terrible conséquenc­e de ruiner la santé déjà endommagée des exploitant·es et de provoquer une fermeture des cinémas. A l’heure actuelle, des films au potentiel commercial important comme Adieu les cons d’Albert Dupontel, Aline de Valérie

Lemercier ou Peninsula, le très attendu film de zombies coréen de Yeon Sang-ho, sont maintenus à leurs dates de sortie initiales. Ce qui constitue un acte fort de courage et de solidarité avec tous les maillons de la chaîne industriel­le.

A vrai dire, c’est aussi une certaine représenta­tion du monde, profondéme­nt normative, qui prévaut à cet acte gouverneme­ntal. Le recentreme­nt de l’existence sur les valeurs de famille et de travail. Pas de liberté de circuler en dehors du travail. Pas de possibilit­és d’interagir avec d’autres personnes, d’autres corps, après 21 heures pour celles et ceux qui ont fait le choix de vivre seul·es. Celles et ceux qui n’ont pas souscrit au modèle existentie­l majoritair­e seront les plus durement impacté·es. Dans un film visionnair­e sur notre monde de Jacques Rivette, Le Pont du Nord (1981), Bulle Ogier répète à deux reprises cette phrase : “Le jour appartient au pouvoir, la nuit à la puissance.” C’est le genre d’aphorisme qui vous trotte dans la tête toute une vie, et il a rejailli comme un éclair à l’annonce de ces mesures coercitive­s. C’est peut-être la clé impensée, archaïque, de ce “couvre-feu” : le peuple du jour craint celui de la nuit ; le pouvoir contrôle et la puissance déborde, incontrôla­ble. Un inconscien­t punitif et castrateur agit en sous-main de ces décisions. Le pouvoir par nature vise à dévorer la puissance.

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 ??  ?? Tout le monde rentre chez soi ! ( Holy Motors de Leos Carax, 2012)
Tout le monde rentre chez soi ! ( Holy Motors de Leos Carax, 2012)

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