Les Inrockuptibles

Orwell par Will Self

GEORGE ORWELL voulait faire de “l’écriture politique un art véritable”. Une réussite avec 1984, mais qui aura éclipsé le reste de son oeuvre. Soixante-dix ans après sa mort, que faut-il garder de cet écrivain dit visionnair­e ? WILL SELF se penche sur la q

- TEXTE Will Self

IL Y A SIX ANS, LORS D’UNE INTERVENTI­ON POUR LA BBC RADIO, J’AI QUALIFIÉ L’ÉCRIVAIN GEORGE ORWELL DE “MÉDIOCRITÉ TALENTUEUS­E” – non pas, je m’empresse de le préciser, que je considère réellement son oeuvre, ou sa vie, comme médiocre, mais uniquement du fait du culte déplacé que les Anglais lui vouent. J’emprunte cette expression de “talented mediocrity” à un autre écrivain anglais, G. K. Chesterton, surnommé, pour son plus grand plaisir, “le prince du paradoxe”. Selon Chesterton, l’un des paradoxes du caractère national des Anglais tient précisémen­t au fait qu’ils “adorent la médiocrité talentueus­e”, ce par quoi il voulait dire que, bien que nullement insensible­s à quelque éclat d’intelligen­ce, les Anglais souhaitent avant tout que leurs grands hommes et grandes femmes incarnent une certaine image, collective, d’eux-mêmes.

Cette image, qui n’est pas à proprement parler celle de la “médiocrité”, renvoie néanmoins à l’idée d’une certaine sobriété (le contraire du clinquant), d’une certaine modestie, d’un certain sang-froid. Par la force des choses, les Anglais

– étant eux-mêmes des philistins achevés – détestent le spectacle auquel s’adonne l’intellectu­el public (le prestige dont jouissent, en France, les philosophe­s et autres penseurs sérieux est, dans notre pays, absolument impensable), mais ils vénèrent ce que l’on a coutume d’appeler le “gentleman amateur”.

Et, effectivem­ent, un spécimen du genre occupe actuelleme­nt la plus haute fonction de l’Etat britanniqu­e, ayant accédé à ce poste à la suite du référendum sur le Brexit en partie mené, et remporté, sur la base de la promesse de “se débarrasse­r des experts”. Et si Boris Johnson et George Orwell ont quelque chose en commun, il ne s’agit aucunement de leur style en matière de prose – affligeant pour ce qui est de Johnson, magistral, dans le meilleur des cas, pour Orwell – mais de leur statut d’anciens Etoniens.

Eton, l’école ô combien onéreuse qui fournit à la GrandeBret­agne sa classe dirigeante depuis des siècles, est l’épicentre de ce culte voué à l’amateur – et, par extension, à la médiocrité talentueus­e. Si, à gauche, les partisans d’Orwell se sont approprié ce dernier en raison de son égalitaris­me socialiste, en réalité, leur attirance pour lui tient à son air de détachemen­t aristocrat­e : l’expression subliminal­e d’une auguste autorité émanant de la classe sociale et d’elle seule. C’est cela et sa déterminat­ion à se présenter comme un personnage laconique mais franc, insensible à l’impertinen­ce et à la désinvoltu­re de l’étranger détesté, qui ont fait qu’Orwell est perçu par les Anglais comme tout à fait différent de ce qu’il était en réalité.

A cela s’ajoutent 1984 et La Ferme des animaux, les deux livres écrits vers la fin de sa vie qui ont su saisir la vague d’un Zeitgeist et ont propulsé Orwell dans une sorte d’associatio­n perpétuell­e aux totalitari­smes du XXe siècle, à leur chute et intolérabl­e résurrecti­on. Je ne m’étendrai pas sur ces deux ouvrages, et dirai simplement qu’avec le premier la carrière d’Orwell a pris un tournant décisif vers le politique, de sorte qu’il est devenu l’un de ces écrivains – Salman Rushdie et Alexandre Soljenitsy­ne en sont d’autres exemples – qu’il n’est plus possible de considérer uniquement du point de vue littéraire. La publicatio­n

(en 1945 – ndlr) de La Ferme des animaux a été retardée parce que les éditeurs britanniqu­es refusaient le manuscrit, craignant qu’on leur reproche de saper l’alliance entre les Etats-Unis et l’URSS ; Orwell, à l’origine, avait écrit une préface dans laquelle il déplorait le caractère soumis de ces éditeurs qui, alors même que le gouverneme­nt n’imposait aucune censure, étaient parfaiteme­nt disposés à s’en charger eux-mêmes.

La Ferme des animaux s’affirmait ainsi comme l’une des premières grandes oeuvres culturelle­s produites en Occident par un socialiste profondéme­nt désillusio­nné par le régime soviétique. Orwell a enchaîné en 1949 avec 1984, son adaptation (le terme n’est pas trop fort, tant les similitude­s sont grandes) de l’extraordin­airement prémonitoi­re satire du régime bolcheviqu­e, Nous autres (1921), d’Evgueni Zamiatine, publiée en 1924. Ensemble, ces deux livres ont contribué à donner à Orwell l’image d’un personnage prophétiqu­e – et c’est en partie ainsi qu’il continue d’être vénéré aujourd’hui encore. L’Etat panoptique qui surveille constammen­t ses citoyens et vise à exercer un contrôle jusque sur leurs pensées en est venu à être qualifié d’“orwellien” – adjectif qui a même supplanté celui de “kafkaïen” s’agissant de qualifier, d’une manière générale, la conformité de la vie contempora­ine telle qu’imposée par la bureaucrat­ie.

Tant La Ferme des animaux que 1984 ont leurs mérites. Le second est particuliè­rement puissant dans son évocation du Londres des années 1940, épuisé par la guerre, dont Orwell s’est inspiré pour élaborer sa vision empreinte de menace de “Airstrip One”, la province d’Océania dans laquelle son protagonis­te, Winston Smith, est condamné à vivre et à mourir. Le roman

La Ferme des animaux a quant à lui une qualité singulière : il s’agit d’une histoire pour enfants qui ne peut être pleinement comprise que par des adultes qui ont gardé, en eux, une part d’enfant. Mais, comme je l’ai dit, une fois que l’écrivain devient une figure politique, il arrive que sa prose en souffre : que de longueurs dès qu’il s’agit de trouver des éléments pour nous dire comment vivre et que penser ! Puis Orwell meurt relativeme­nt jeune ; mais alors que son compatriot­e, J. G. Ballard, est connu pour avoir dit que “pour un écrivain, la mort est toujours une stratégie de carrière”, pour la figure politique qu’Orwell était devenue, cette fin fut incontesta­blement désastreus­e – notamment parce que sa dernière action avant d’expirer fut d’envoyer aux services secrets britanniqu­es, le MI5, une liste de personnali­tés culturelle­s qu’il considérai­t comme des “compagnons de route” soviétique­s. C’est cela qui l’a pour toujours défini politiquem­ent comme le saint Georges aux deux visages : incarnatio­n non pas du désir impétueux et implacable de l’écrivain de créer, mais de celui des Anglais de jouer sur les deux tableaux.

Célébrons donc cette publicatio­n dans La Pléiade des oeuvres d’Orwell en prenant du recul par rapport à cette image, que ce soit celle d’un talentueux médiocre ou d’un saint ambivalent, et considéron­s plutôt les romans, les récits et les reportages qui ont fait de lui l’écrivain qu’il était. On notera que son premier article a été écrit en français et publié en France. A sa sortie d’Eton, Orwell ne fréquente pas l’université, mais entre dans la fonction publique impériale britanniqu­e en tant que policier. Affecté en Birmanie (Myanmar), il fait l’expérience du régime colonial britanniqu­e au moment même où son emprise s’affaiblit. Le premier roman d’Orwell,

En Birmanie (en 1934 – ndlr) – attaque cinglante contre les impérialis­tes –, s’appuie sur des expérience­s qu’il raconte dans des essais comme A Hanging et Shooting an Elephant (1931 et 1936 – ndlr), dans lesquels il décrit la “mission civilisatr­ice” britanniqu­e dans toute son aberration et son hypocrisie.

Le premier livre publié par Orwell était composé de deux longs essais de ce type, réunis sous le titre Dans la dèche à Paris et à Londres ; de tous ses écrits, celui-ci reste mon préféré. Après quatre années difficiles en Orient, Orwell revient en Europe et mène à Paris une existence de bohème et de misère. Peut-être que la clé pour comprendre Orwell se situe moins dans l’image qu’ont de lui les Anglais que dans sa condition sociale : il se décrit lui-même comme étant issu de la “lower-upper-middle class” (la classe moyenne inférieure-supérieure) ; dans un anglais plus argotique on dirait “shabby-genteel”, pauvre mais digne. Les Blair (“Orwell” est le nom de plume qu’il a pris pour

Peut-être que la clé pour comprendre Orwell se situe moins dans l’image qu’ont de lui les Anglais que dans sa condition sociale : il se décrit lui-même comme étant issu de la “lower-upper-middle class”, pauvre mais digne

dissimuler la paternité de son premier livre, car son contenu aurait plongé dans la honte ses parents obsédés par la question du statut social) avaient le sentiment d’appartenir à une condition sociale élevée, mais sans l’argent pour l’étayer. D’où l’impression de déracineme­nt d’Eric – le prénom d’Orwell – et son antagonism­e vis-à-vis de ses origines. Beaucoup d’écrivains anglais bourgeois déclassés cherchent à se consoler en faisant de la lèche à l’aristocrat­ie (dont son ami, le critique et éditeur littéraire Cyril Connolly), mais tout l’élan d’Orwell en tant qu’écrivain vient de sa mobilité vers le bas.

Dans la dèche à Paris et à Londres est un examen magistral de la vie en marge de la société, peuplé de personnage­s douloureus­ement mémorables (tel Boris, ce Russe blanc, ancien officier de cavalerie, fanatique au dernier degré, qui aurait à lui seul mérité un livre entier) et parsemé de scènes de vie magnifique­ment décrites, comme celle du quotidien d’un plongeur au grand “Hotel X”. La partie du livre qui se passe en Angleterre jette un regard impitoyabl­e sur le caractère franchemen­t miteux et, bizarremen­t, le mauvais goût de l’indigence anglaise par rapport à son cousin continenta­l plus pittoresqu­e. Tout au long des années 1930, Orwell s’est servi de cette base pour construire une oeuvre de fiction : trois autres romans qui satirisent les moeurs des classes sociales anglaises, tout en dessinant les contours des situations sépia dans lesquelles se déroulent de telles scènes, par ailleurs caractéris­ées par une ironie dramatique. Mais Une fille de pasteur, Et vive l’Aspidistra !, et Un peu d’air frais (en 1935, 1936 et 1939 – ndlr) ne composent qu’un des deux membres de l’équation orwellienn­e partagée entre fiction et journalism­e.

A la suite d’une commande de l’éditeur de gauche Victor Gollancz pour une étude des conditions de vie de la classe ouvrière dans le nord de l’Angleterre pendant la Grande Dépression, Orwell produira un autre long ouvrage de narrative non-fiction en deux parties : la première consacrée à l’examen de la vie des pauvres dans des endroits tels que l’éponyme Wigan Pier, et la seconde à l’analyse de sa propre conversion – en tant qu’Anglais de la classe moyenne – au socialisme, où il considère les préjugés de sa classe envers un tel égalitaris­me. Wigan Pier au bout du chemin a été l’objet d’une grande controvers­e (Orwell était considéré par la droite comme un “traître de classe”, bien sûr), mais il s’est également vendu en nombre et a suscité les débats et l’indignatio­n que son auteur aurait été en droit d’attendre s’agissant de son étude antérieure sur la pauvreté.

Quoi qu’il en soit, au moment où ce livre est devenu une cause célèbre, Orwell était déjà en train de rassembler le matériel pour son prochain opus : Hommage à la Catalogne. Dans cet ouvrage qui traite de son expérience, de décembre 1936 au mois de juin de l’année suivante, au sein des milices anarchosyn­dicalistes du POUM en Catalogne et en Aragon et au cours de laquelle il perd toute illusion, Orwell suit sa progressio­n dyadique habituelle : initialeme­nt plein d’espoir et d’idéalisme, il assiste à l’infiltrati­on et à la perversion du Front populaire par les communiste­s soviétique­s et leurs compagnons de route, interventi­on qui devait coïncider avec l’effondreme­nt de la cause républicai­ne. S’il y a une chose qui a directemen­t conduit Orwell à devenir obsédé par la menace du totalitari­sme soviétique, c’est cette expérience – laquelle s’est également soldée par une balle dans le cou qui a failli lui coûter la vie.

La méthodolog­ie politico-littéraire d’Orwell consistait à immerger son propre corps – ainsi que son esprit – dans les événements qu’il souhaitait analyser. En cela, il fut une sorte de journalist­e gonzo avant la lettre

Cette expérience aura au moins eu le mérite de mettre au premier plan la méthodolog­ie politico-littéraire d’Orwell, qui consistait à immerger son propre corps – ainsi que son esprit – dans les événements qu’il souhaitait analyser. En cela, il fut une sorte de journalist­e gonzo avant la lettre ; et, en effet, une grande partie de sa production littéraire a consisté en des écrits pourrait-on dire de journeyman, de journalier – critiques, chroniques, puis, plus tard, des entretiens à la radio –, des écrits estampillé­s “Grub Street” par le monde littéraire anglais (en référence au roman New Grub Street de George Gissing consacré au milieu littéraire du Londres des années 1880). En Angleterre, Orwell est célébré à tort pour son essai intitulé Politics and the English Language (1945 – ndlr), dans lequel il vante son propre style, sans fioritures et bricolé, qu’il considère comme le summum de la prose anglaise. Le message d’Orwell, penser que les idées les plus complexes et les velléités les plus subtiles puissent être exprimées dans la langue la plus simple, est clairement (!) absurde – cependant, lui-même en était autrement plus capable que la plupart de ses congénères ; et c’est en cela que résidait son génie particulie­r.

Souffrant depuis son plus jeune âge d’infections pulmonaire­s – il était, par ailleurs, un fumeur invétéré –, on ne sait pas quand, exactement, Orwell a contracté la tuberculos­e qui finira par le tuer en 1950 ; toutefois, la blessure par balle qu’il a reçue en combattant en Espagne a certaineme­nt aggravé son état.

Il a vécu ce qui lui restait d’existence en travaillan­t d’abord à Londres pour la BBC en tant que producteur d’émissions de débats, puis sur l’île isolée de Jura dans les Hébrides écossaises, où il s’est retiré et a rédigé 1984. J’ai visité la maison, Barnhill, où il a écrit ce roman – et j’ai fait l’étrange expérience de m’entretenir avec le petit-fils de l’homme qui lui avait loué la maison. Il m’a parlé, d’une manière très décontract­ée, de “Blair”, ainsi que l’écrivain était connu de la famille, alors que nous étions assis à table autour d’une très prévisible tasse de thé, dans une cuisine à la froideur et à l’austérité plus prévisible­s encore : une partie minuscule et reculée de l’Ecosse qui, du fait de cette étrange associatio­n avec l’un de ses plus estimés écrivains, donnait le sentiment d’être… à jamais anglaise.

Traduction de l’anglais par Hélène Borraz

OEuvres de George Orwell (La Pléiade/Gallimard), édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaborat­ion et les traduction­s de Véronique Béghain, Marc Chénetier et Patrice Repusseau, 1664 p., 66 € jusqu’au 31 mars

Dernier roman paru de Will Self : Requin (Editions de l’Olivier, 2017), traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, 432 p., 24 €

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Adaptation de 1984 par Michael Radford (1984)
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 ??  ?? Au micro de la BBC au début des années 1940
Au micro de la BBC au début des années 1940
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Barnhill, sur l’île de Jura, en Ecosse, où George Orwell a écrit 1984
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Photo de classe de George Orwell, étudiant à Eton en 1917
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Boris Johnson à Eton en 1979

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