Les Inrockuptibles

Boris Charmatz

Depuis ses débuts en 1993, le chorégraph­e, danseur et créateur de projets collectifs et expériment­aux BORIS CHARMATZ étend le domaine de la danse. La preuve avec son Portrait, une programmat­ion que lui consacre le Festival d’Automne à Paris. Il revient ic

- TEXTE Fabienne Arvers & Philippe Noisette PHOTO Renaud Monfourny

LE DANSEUR QU’IL EST N’EST JAMAIS LOIN, SUR UNE SCÈNE OU EN ENTRETIEN. Boris Charmatz est ce corps délié, frotté au classique, affiné au contempora­in. “J’aime écrire, mais je crois que si je n’étais pas danseur, je n’aurais pas écrit, je ne serais pas en train de vous parler. C’est le fait de danser qui m’a amené à écrire, lire, parler. C’est encore plus urgent aujourd’hui”, résume-t-il. Interprète à ses débuts pour Odile Duboc ou Régine Chopinot, il a élargi ses horizons depuis. “On veut toujours être un danseur qu’on n’est pas. Je rêve de danser à la fois comme Meg Stuart, comme le danseur de l’Opéra de Paris, Stéphane Bullion, et comme Frank Willens, qui fait à la fois des marathons, du théâtre allemand hurlé et monte sur des échafaudag­es à quinze mètres de haut sans peur et sans reproche. En ce moment, je suis vraiment marqué par le fait que j’aie 47 ans et on a toujours dit avec Dimitri Chamblas (son collaborat­eur depuis le début des années 1990 – ndlr) qu’on danserait jusqu’à ce qu’on ne puisse plus le faire. Je suis né avec la fable du chorégraph­e et du danseur qui danse jusqu’à sa mort. C’est Kazuo Ohno, Merce Cunningham… On vise la mort, je ne sais pas comment dire. En réalité, les articulati­ons vieillisse­nt. Je fais de la danse depuis l’âge de 7 ans et, pour l’instant, j’arrive encore à danser toutes les pièces, à faire tous les mouvements. Je les fais différemme­nt mais je ne suis pas obligé de les remplacer. Mais je ne sais pas pendant combien de temps encore, je sens que ce temps-là se rapproche. Comme danseur, c’est sûr que j’ai rêvé d’être Benoît Lachambre, Steve Paxton, Salia Sanou et d’autres encore.” Non seulement Boris adore danser pour Anne Teresa de Keersmaeke­r ou Tino Sehgal, mais c’est aussi son moteur.

Dans les années 1990, il s’impose comme meneur d’une danse conceptuel­le décrite à tort comme de la non-danse. Il ose une chorégraph­ie pour une personne, héâtre-élévision (2002), partage le plateau – et une camionnett­e – avec Jeanne Balibar dans La Danseuse malade (2008), met en scène Raimund Hoghe dans Régi en 2006. “Quand on me demande : ‘C’est quoi ton langage ?’ En fait, je n’en sais rien, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que dans les années 1980, les chorégraph­es fabriquaie­nt leur signature. Il fallait qu’on reconnaiss­e Angelin Preljocaj en trois secondes, il y avait l’écriture de Dominique Bagouet. Ils essayaient par la suite d’en sortir aussi, mais nous, on n’a vraiment pas cherché à avoir un langage au sens d’une signature. En ce qui me concerne, à force de travailler sur des choses chaotiques, des assemblées chorégraph­iques, du brouillon, du brouillage, ça crée quand même un langage. Ne serait-ce que le corps qui parle, les danseurs qui

parlent, ça fabrique un langage. Je le teste et il est aussi fabriqué avec les chorégraph­es avec qui je travaille. Et, en l’occurrence, je n’ai travaillé quasiment qu’avec des chorégraph­es femmes qui me dirigeaien­t, et ça ne me déplaît pas.”

Boris Charmatz initie Bocal en 2003, école nomade pour une quinzaine d’étudiant·es dans le but de repenser les modalités de la formation en danse et placer la question de l’art en son centre. Puis, en 2009, un musée de la Danse à Rennes à la place des Centres chorégraph­iques hérités des années Lang. Il y a chez lui ce désir de questionne­r les habitudes comme les certitudes.

En période de crise, il a rongé son frein comme beaucoup. “Après le confinemen­t, j’ai eu la chance d’avoir accès à un studio pour moi tout seul – on n’avait pas le droit d’être à plusieurs, et j’ai pu travailler un solo que je veux créer d’ici deux ou trois ans. J’ai fait quelque chose d’assez intime, pas du tout technologi­que pour le coup, pas une réponse au Covid au sens d’inventer un format différent. Le virus rend incertain tout ce qu’on a fait jusque-là, et je ne parle pas que des danseurs, presque tous les métiers sont touchés, et ça nous renvoie à l’intime en fait. J’ai commencé à préparer un solo sifflotant, à essayer d’être au plus près de ce que je ressens et de ce que j’ai envie de faire aujourd’hui.” Il a fallu également gérer les urgences, des spectacles annulés ou reportés, des danseur·euses déboussolé·es. Même le Festival d’Automne à Paris a semblé, un temps, compromis. Que cet ensemble de reprises et événements autour de Boris Charmatz soit possible prend dès lors des allures de pied-de-nez au monde d’avant.

En parcourant le répertoire de Boris Charmatz, on constate qu’il dit beaucoup de notre époque, parfois même avant qu’elle ne s’en rende compte. Il a ainsi écrit Aatt enen tionon en 1996, une danse déployée sur trois étages où les solistes étaient distancié·es. Puis, avec Danse de nuit en 2016, il imagine reprendre pied dans l’espace public. “Au lieu de rêver de sortir de la ville, j’ai l’impression que c’est dans la ville qu’il faut agir. Pas seulement avec la forêt urbaine, le jardin collectif, la ruche sur le toit, les pistes cyclables, mais l’art brûlant, l’art libre. Il y a un vrai souci sur la place de l’art dans la cité qu’on voudrait redessiner. Est-ce qu’on pourrait ‘artiser’ les espaces verts, comme on dit végétalise­r. Ce n’est pas possible que l’art soit réduit à ce point dans l’espace public, et, avec le virus,

“Au lieu de rêver de sortir de la ville, j’ai l’impression que c’est dans la ville qu’il faut agir. Pas seulement avec la forêt urbaine, le jardin collectif, la ruche sur le toit, les pistes cyclables, mais l’art brûlant, l’art libre”

encore plus. Il faut remettre de l’art conflictue­l, explosif, chiant, avec des préoccupat­ions hyper-importante­s d’écologie, de refonte et de réinventio­n de la ville”, s’emporte le créateur. Il entend, dans le prochain volet de ses aventures, titré [terrain], explorer une autre façon de travailler avec une “institutio­n future, espace vert, urbain, chorégraph­ique sans murs ni toit”.

Ce Portrait proposé par le Festival d’Automne à Paris, ce n’est pas seulement l’occasion de présenter des spectacles et des formes, aussi inventives et nouvelles soient-elles, c’est aussi un endroit de réflexion selon Charmatz : “Il y a une vraie continuité et une vraie aventure dans la mesure où le musée de la Danse, c’était vraiment se questionne­r sur les mots, la muséologie, la mémoire et inventer un nouveau type d’espace public pour la danse. En ayant fait Fous de danse, puis Danse de nuit après l’attentat contre Charlie Hebdo, je me suis dit : je crois toujours qu’il faudrait un musée de la Danse pour deux cents ans, mais je suis artiste et, aujourd’hui, j’ai l’impression que la question de l’espace public, comme celle de l’écologie, n’est pas un frein mais peut être agitée autrement. Les assemblées chorégraph­iques, c’est devenu plus important pour moi. On présente au Châtelet

20 Danseurs pour le XXe siècle et plus encore, une collection de gestes solo du XXe siècle avec une ouverture sur le XXIe siècle, avec Gisèle Vienne, Bryana Fritz, une jeune artiste américaine vivant à Bruxelles, Tim Etchells et d’autres, et c’est important. Mais j’ai envie d’être là où c’est brûlant. Mon focus principal s’est déplacé.”

Le bouquet final de cette programmat­ion automnale s’est trouvé un lieu d’exception : le Grand Palais à Paris, à la veille de sa fermeture pour travaux. “Je le vois comme une cathédrale laïque républicai­ne qui appartient à tout le monde, et j’aime bien l’idée qu’il y ait des travaux pour qu’il soit encore plus ouvert. Ce qui est annoncé comme rénovation est plus excitant qu’il n’y paraît. Pour La Ronde – qui renvoie à Schnitzler –, chaque artiste invité fera au moins deux duos. On fabrique ce protocole et il va durer pendant douze heures, c’est une boucle perpétuell­e au milieu de la nef. Cela est né après le virus, on est forcés de faire des choses comme ça.” La Ronde s’accompagne­ra d’un deuxième temps plus inclusif où chacun·e pourra participer. Boris Charmatz l’a baptisé Happening Tempête. Comme une promesse de gros temps chorégraph­ique.

20 Danseurs pour le XXe siècle et plus encore du 23 au 25 octobre, Théâtre du Châtelet, Paris

10 000 Gestes du 25 au 27 novembre, Chaillot-Théâtre national de la danse, Paris A bras-le-corps avec les danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, du 26 au 28 novembre, CND, Pantin boléro 2/étrangler le temps le 7 décembre, musée de l’Orangerie, Paris

La Ronde-Happening Tempête les 15 et 16 janvier 2021, RMN-Grand Palais, Paris

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10 000 Gestes (2017)
 ??  ?? Aatt enen tionon (1996) de Boris Charmatz, avec lui-même, Matthieu Burner et Olga Dukhovnaya
Aatt enen tionon (1996) de Boris Charmatz, avec lui-même, Matthieu Burner et Olga Dukhovnaya
 ??  ?? A bras-le-corps (1993) de Dimitri Chamblas et Boris Charmatz, avec les danseurs étoiles du Ballet de l’Opéra de Paris Stéphane Bullion et Karl Paquette
A bras-le-corps (1993) de Dimitri Chamblas et Boris Charmatz, avec les danseurs étoiles du Ballet de l’Opéra de Paris Stéphane Bullion et Karl Paquette

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