Les Inrockuptibles

Sofia Coppola

- TEXTE Olivier Joyard PHOTO Renaud Monfourny

Pour son septième long métrage, On the Rocks, SOFIA COPPOLA interroge la difficile émancipati­on d’une femme. A travers cette comédie portée par Bill Murray et Rashida Jones, la cinéaste a souhaité faire écho aux combats féministe et antiracist­e actuels. Elle s’en explique ici.

D’abord, comment allez-vous ? De quelle manière avez-vous traversé les six derniers mois ?

Je vais bien malgré toute cette étrangeté, merci. Je suis de retour à New York avec ma famille, après avoir passé six mois à Napa Valley, dans le nord de la Californie. Pendant toute cette période, j’ai réussi à écrire un peu car je suis en train d’adapter un livre (Sofia Coppola doit réaliser une série pour Apple TV+ à partir du livre d’Edith Wharton, Les Beaux Mariages – ndlr). C’était bien d’avoir une échappée créative pour mon cerveau pendant le confinemen­t, même s’il m’a semblé difficile de lire ou de me concentrer sur quoi que ce soit.

Vous étiez à Napa Valley, là où habite votre père Francis Ford Coppola ?

Je suis allée là-bas où se trouvaient effectivem­ent mes parents, mais aussi mon frère et ses enfants. Ils avaient vu une première version de mon film avant mon arrivée. Vous savez, mon père n’est pas le personnage du film : je ne revivais pas la fiction dans la vraie vie. Mais c’est vrai que j’ai passé du temps avec lui comme rarement. C’était un peu comme une réunion de famille qui ne s’arrête jamais… C’était à la fois surréalist­e et précieux. Maintenant, je suis contente d’être à New York pour me sentir de nouveau adulte. Oublier cette position de l’enfant.

On the Rocks parle de cela, d’une certaine manière : une femme mariée se pose tout à coup la question de s’émanciper. Et cela passe par son père.

Le film est imaginaire et je pense universel, parce qu’il parle de ce que cela fait d’avoir un père imposant. Le charisme du premier homme dans votre vie influe sur vos autres relations et votre famille. Nous n’en avons pas vraiment parlé ensemble à Napa. Mon père sait que ce père de fiction n’est pas lui. Il y a des éléments çà et là, mais j’ai inventé un personnage qui agrège les bons vivants d’une certaine génération.

La “génération Martini”, comme vous la qualifiez. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Je parle de types de la génération de mon père ou un peu plus jeunes, qui sirotent leurs Martini à la fin de la journée et parlent des femmes d’une certaine manière. Ils ont une attitude très spécifique et différente de celle des hommes de ma génération. Ils n’ont jamais changé une couche, leur rôle et leur participat­ion à l’éducation des enfants étaient différents. Entre les femmes de ma génération et ces hommes-là, il y a des clashs, comme dans le film. Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’ils sont parfois proches de nous. Ils font partie de nos vies et de nos familles.

Il y a eu une prise de conscience. On se rend compte qu’on a grandi avec des attitudes et des paroles considérée­s comme la norme, et que tout cela a évolué au fil des ans.

“Les voix des femmes” est une expression qui revient souvent dans votre film, d’une façon à la fois frontale et décalée.

Je me suis aussi souvenue d’un article que j’ai lu sur un homme qui, tout à coup, n’arrivait plus à entendre la voix de sa femme. Littéralem­ent. Il était sourd, mais seulement pour sa femme. J’ai trouvé cela très symbolique et assez drôle. Je travaille comme ça, de manière un peu oblique. Je m’intéresse à des sujets féminins de manière naturelle. Les voix des femmes sont importante­s pour moi. Il s’est passé quelque chose dans la culture depuis quelques années, avec beaucoup de colère, et j’ai voulu observer en quoi j’étais aussi directemen­t concernée par ces réflexions, comme tant de personnes.

La colère qui traverse certaines femmes, vous la comprenez ?

Oui, je la comprends complèteme­nt. Les femmes qui subissent des choses sur leur lieu de travail ont toutes les raisons d’être en colère. Je trouve absolument normal que ce soit devenu un sujet majeur dans nos sociétés.

Le personnage principal de votre film tente de se défaire de l’emprise de son père, mais on peut penser qu’elle en retrouve une autre, à travers son mari. Comme si elle passait d’une première figure patriarcal­e à une deuxième.

Je ne vois pas son mari comme une figure de père. Je vois le personnage d’On the Rocks comme une femme qui se reconnecte à elle-même et à son mari, mais vous pouvez l’interpréte­r comme vous le voulez. On peut avoir un partenaire sans y être soumis. Je filme une transition dans la vie de cette femme.

Je ne fais pas de grandes déclaratio­ns, mon travail parle pour moi. Bien sûr, je pense à ma propre vie quand je fais des films. Ici, je réfléchiss­ais à ce que cela veut dire d’être mère quand on

“Le film est imaginaire et je pense universel, parce qu’il parle de ce que cela fait d’avoir un père imposant. Le charisme du premier homme dans votre vie influe sur vos autres relations et votre famille”

est une personne créative. On peut traverser une crise d’identité lorsqu’on se demande comment assumer ce rôle tout en continuant à travailler. Quand on ne peut plus passer des soirées et des nuits à suivre une inspiratio­n, quelque chose se déplace.

Depuis Lost in Translatio­n en 2003, comment votre relation avec Bill Murray a-t-elle évolué ?

Je le trouve toujours fascinant à regarder. Il apporte de l’humour, mais il est aussi capable de sincérité et d’émotion. Ses qualités sont uniques. Je n’ai pas perdu le contact avec Bill pendant les dix-sept ans qui nous séparent de Lost in Translatio­n (Sofia Coppola a réalisé depuis le moyen métrage A Very Murray Christmas avec Bill Murray et Rashida Jones, en 2015 – ndlr).

J’ai trouvé intéressan­t de le mettre en scène dans un personnage de père, parce qu’on ne l’avait pas si souvent vu dans cet emploi-là. Je voulais aussi le filmer à cet instant singulier de sa vie, depuis le moment de ma vie que je traverse. Mais je ne suis pas une personne exagérémen­t nostalgiqu­e.

Vous êtes l’une des seules femmes cinéastes à avoir remporté des prix majeurs dans les festivals internatio­naux : le Lion d’or à Venise en 2010 avec Somewhere, le prix de la mise en scène à Cannes avec Les Proies en 2017. Depuis, la situation minoritair­e des réalisatri­ces a été dénoncée. Et quelques changement­s surviennen­t.

Bien sûr, je suis heureuse que nous nous posions enfin la question d’un équilibre, pour les femmes et pour d’autres personnes. La domination d’un groupe est forcément un problème. Le cinéma créé par des réalisatri­ces me semble passionnan­t en ce moment. J’adore le travail de Kelly Reichardt. J’ai hâte de voir Nomadland, de Chloé Zhao. J’ai pas mal d’amies qui font des films et je ne suis pas isolée, on se montre nos premiers montages, on discute de cinéma. Je suis proche de Tamara Jenkins, par exemple.

Votre film On the Rocks est mis en ligne sur Apple TV+. Certaines, comme la réalisatri­ce de Wonder Woman Patty Jenkins, estiment que le public ne retournera plus dans les salles, même après le Covid.

Je ne crois pas à la désertion totale. J’aime regarder des films chez moi, mais j’espère que cette expérience unique et collective de la salle sera encore possible, qu’elle survivra avec toutes les

émotions qu’elle procure. A mon avis, elle sera différente, peut-être à moins grande échelle. Je comprends que des cinéastes sur des plateforme­s, cela puisse soulever des questions, mais en ces temps de pandémie, je suis contente que mon nouveau film puisse être vu par des gens. C’est la nature du moment que nous traversons. On ne peut pas nier que, depuis quelques années, les services de streaming ont offert un certain type de financemen­t, pandémie ou pas. Alors que le cinéma indépendan­t avait du mal à exister aux Etats-Unis, ils ont permis la poursuite de pas mal de projets. Chez vous, en France, une loi protège la sortie des films en salle, votre culture et votre histoire vont dans ce sens. Mais de notre côté, c’est beaucoup plus tendu. D’autant que les salles de cinéma sont fermées.

Avec le féminisme, l’antiracism­e est un sujet majeur aujourd’hui. Votre personnage principal est une femme non-blanche, pour la première fois dans votre cinéma. Pourquoi avoir choisi Rashida Jones ?

Je l’aime beaucoup et je voulais absolument l’associer de nouveau à Bill Murray après A Very Murray Christmas, car j’adore leur énergie commune. Bien sûr, je réfléchis aux questions que vous évoquez, mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai choisi Rashida. Je trouve intéressan­t de filmer une famille mixte dans le film parce que cela reflète New York et le monde autour de moi.

Pourquoi n’est-ce pas arrivé avant dans vos films ?

Je filme ce que je connais. J’ai grandi dans un quartier suburbain très blanc et Virgin Suicides, mon premier film, parlait logiquemen­t de cela. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus consciente du monde en dehors de ce que j’ai connu dans la première partie de ma vie. Je comprends le besoin de représenta­tion qui s’exprime et les conversati­ons actuelles me passionnen­t. Je sais aussi que l’on met ses valeurs et ses opinions dans son travail. Je peux espérer qu’à ce moment de ma vie je sois plus mature et expériment­ée que quand j’ai commencé, à propos de tout cela.

L’élection américaine est prévue pour le début du mois de novembre. Comment restez-vous calme ?

C’est vrai que ça tend les nerfs ! (rires) En tournant

On the Rocks, je voulais proposer une comédie légère, même si les thèmes abordés sont profonds, de mon point de vue. J’espère que les gens vont apprécier quelque chose qui ne les pousse pas complèteme­nt dans leurs retranchem­ents, parce que tout semble fait, en 2020, pour nous pousser dans nos retranchem­ents ! La réalité est devenue un défi. Concernant l’élection, on aimerait un dénouement positif. J’ai de l’espoir, c’est tout ce que je peux dire. Dans ces moments-là, c’est bien aussi d’avoir un mari français (rires).

Vous pourrez toujours venir à Paris.

Je suis tellement contente d’avoir un point de chute en France.

“Les voix des femmes sont importante­s pour moi. Il s’est passé quelque chose dans la culture depuis quelques années, avec beaucoup de colère, et j’ai voulu observer en quoi j’étais aussi directemen­t concernée”

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Bill Murray et Sofia Coppola sur le tournage d’On the Rocks

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