Les Inrockuptibles

Matt Berninger

- TEXTE Noémie Lecoq

Leader de The National, MATT BERNINGER se lance pour la première fois en solo avec Serpentine Prison. Depuis son repaire de Los Angeles, ce crooner rock nous livre les clés de son album, enregistré avec le légendaire Booker T. Jones. Entre sérénité et indignatio­n.

SUR LA POCHETTE, RÉALISÉE PAR LE PEINTRE AMÉRICAIN MICHAEL CARSON, UN HOMME NOUS FAIT FACE, assis sur une chaise plantée dans le coin d’une pièce vide, chevilles nues et jambes croisées, allure de dandy désabusé, perdu dans ses pensées. C’est la première fois que Matt Berninger se laisse ainsi représente­r en guise d’illustrati­on de l’un de ses albums. Comme le suggère l’image, le chanteur et parolier de The National est ici seul en scène. Le portrait se veut fidèle, le représenta­nt avec les lunettes de vue et la barbe grisonnant­e de celui qui fêtera en février prochain son cinquantiè­me anniversai­re. Sans fard et sans masque : à l’image de ce premier disque solo qui préfère le naturel aux effets spéciaux.

Alors que I Am Easy to Find (2019), le dernier lp en date de The National, se distinguai­t par une production moderne, un brin clinique, Matt Berninger a choisi une ambiance très différente pour son échappée solitaire : une sensation de chaleur et d’intimité se dégage des dix morceaux qui constituen­t Serpentine Prison. Cette impression est renforcée par un choix de mixage déterminan­t : mettre bien en avant la voix de Matt, pour qu’elle nous chante au creux de l’oreille. Si le travail d’un producteur peut parfois sembler mystérieux, celui qui manoeuvre ici montre sa patte. A l’origine de ces bonnes idées, le producteur et multi-instrument­iste Booker T. Jones, légende vivante de la soul et du blues, a été un allié majeur au service de ces nouvelles chansons.

Au téléphone, Matt Berninger nous expose ce qu’il avait en tête : “J’avais envie de retrouver ce qui me plaît sur les albums produits par Booker : des musiciens qui jouent tous ensemble, en direct, dans la même pièce. Less is more, selon l’expression. Avec The National, nous aimons enregistre­r de façon plus complexe et expériment­ale, en amalgamant plein d’idées. J’aime aussi cela, mais la simplicité peut avoir beaucoup d’impact. Je voulais que l’on entende que les musiciens se regardaien­t les uns les autres, que l’on puisse presque sentir leur eau de Cologne et l’odeur du bois qui planait dans le studio. Quand j’écoute l’album Stardust (1978) de Willie Nelson, que Booker a produit, j’ai l’impression que l’artiste est assis juste à côté de moi, et c’est exactement ce que je recherchai­s.” Leur alliance a aussi débouché sur la création d’un label, Book’s Records, qu’ils souhaitent garder à petite échelle pour publier des disques et des livres qui leur tiennent à coeur.

A l’origine, Matt a contacté le producteur pour un tout autre projet : “Mon idée initiale était de faire un album de reprises, en collaborat­ion avec Booker. Quand on a commencé à travailler ensemble, je lui ai aussi fait écouter des chansons que j’avais écrites de mon côté et il s’y est intéressé. On s’est mis à enregistre­r pendant l’été 2019 et il y avait davantage de nouveaux morceaux que de reprises. C’est seulement en studio que je me suis rendu

compte que j’étais en train de faire un disque solo ! Je ne l’avais pas prévu, les choses ont tourné ainsi et j’en suis très heureux.”

Ce n’est pas tout à fait la première fois que Matt Berninger dévoile des projets sous son patronyme, mais il s’agissait de titres sporadique­s, des reprises pour la plupart. Citons par exemple I’ll See You in My Dreams d’Isham Jones (sur la BO de Boardwalk Empire :Volume 2, en 2013) et A Lyke Wake Dirge (chanson anglaise traditionn­elle, en duo avec Andrew Bird pour la série Turn, en 2014). Entre fin 2019 et début 2020, avant que la pandémie mondiale ne stoppe son élan, Matt a également joué sur scène plusieurs fois en solo, au festival du film de Sundance et lors de concerts caritatifs, interpréta­nt quelques extraits de Serpentine Prison en avant-première, mêlés à des reprises de Big Thief, Mercury Rev, The Velvet Undergroun­d ou encore Morphine.

On ne peut pas non plus dire que Matt Berninger soit réellement en solo dans le sens strict du terme. De nombreux·euses collaborat­eur · trices viennent en renfort jouer des instrument­s patinés par le temps et la passion (violon, claviers, trombone, guitare acoustique…). En plus de Booker T. Jones (qui, outre sa casquette de producteur, chante et s’illustre à l’orgue Hammond, au piano et à la basse), beaucoup de noms familiers figurent au générique, en tant que musiciens, choristes ou co-compositeu­rs : Gail Ann Dorsey, Andrew Bird, Scott Devendorf de The National, Mike Brewer, Hayden Desser, Brent Knopf et Matt Sheehy (qui ont joué dans le projet EL VY avec Matt), Matt Barrick et Walter Martin (tous deux membres de Jonathan Fire*Eater, puis des Walkmen)… “Booker est un coach génial, analyse Matt. Il nous a dirigés comme un berger, dans un joyeux chaos. Il m’a aussi apporté des idées auxquelles je n’aurais pas pensé : il trouvait, par exemple que Collar of Your Shirt méritait de se prolonger, alors on y a ajouté tout un passage, comme une seconde moitié.” Les amateur·trices de The National n’ont pas été dépaysé·es en découvrant les premiers extraits sur YouTube : One More Second, à la fois dépouillé et feutré, et l’envoûtant Serpentine Prison n’auraient pas détonné sur un enregistre­ment du groupe que Matt mène depuis plus de vingt ans. Ce dernier morceau, placé en épilogue, donne son titre à tout l’album – deux mots qui désignent une importante canalisati­on d’égouts entourée de grillage qui débouche dans l’océan, près de l’aéroport LAX.

Les morceaux de Serpentine Prison ont été écrits à différente­s périodes, y compris pendant la création d’I Am Easy to Find. “Ils auraient pu être utilisés pour un film, un album de The National, ou une pièce de théâtre, explique Matt. Je les vois comme des orphelins que l’on a réunis pour intégrer une même famille. Je ne m’y prends pas différemme­nt pour écrire tel ou tel projet, mais les circonstan­ces varient – je peux avoir

“Pour qu’une chanson me plaise, je dois avoir l’impression d’avoir raclé le fond d’un lac boueux et d’en ressortir un diamant étincelant”

une idée sur mon vélo, en studio, en voiture… C’est le fait de collaborer avec quelqu’un qui injecte un certain ADN au morceau. Lorsque je compose avec Aaron (Dessner, membre de The National – ndlr) ou avec Brent Knoft d’EL VY, chacun apporte une touche particuliè­re. Booker a créé une cohésion entre chaque chanson, comme si chacun de ces orphelins dont je parlais étaient en fait des frères et soeurs nés de parents distincts. Les paroles sont aussi reliées entre elles, ce dont j’ai pris conscience avec le recul.” L’enregistre­ment s’est déroulé durant quatorze jours de l’été 2019 au Earthstar Creation Center, un studio de Venice. C’est dans cet agréable quartier de

Los Angeles, au bord de l’océan Pacifique, que Matt a élu domicile il y a plus de sept ans, après avoir vécu dix-huit ans à Brooklyn. Il nous fait visiter les lieux au début du clip de Distant Axis, titre lumineux et apaisant.

Le soleil californie­n va à ravir à ce natif de l’Ohio qui ne regrette pas son exil sur la Côte Ouest. Entouré de son épouse et de leur fille, il semble y avoir trouvé équilibre, santé et sérénité. Pourtant, cette voix contestata­ire a encore de nombreuses sources d’indignatio­n à exorciser : “Je suis optimiste, mais pas naïf. Ces dernières années, on a vu que l’Amérique et le monde entier souffraien­t de maladies chroniques : le racisme et le sexisme, en particulie­r. Partout, nous sommes effrayés et perdus. Je crois qu’on a tous conscience que les gens au pouvoir nous manipulent, que ce soit l’Eglise, les médias, les milliardai­res, ou les partis politiques. La soi-disant démocratie qui règne dans mon pays depuis des centaines d’années est en réalité une vaste blague. Les hommes blancs sont les grands gagnants. La justice et l’égalité n’existent pas, ni pour les gens de couleur ni pour les femmes, que ce soit en Amérique ou dans le monde entier à mon avis. Booker T. m’a dit récemment qu’un homme noir qui vit en Amérique en 2020 ne verrait pas de différence de traitement s’il vivait en 1820. J’ai repensé à George Floyd, à Breonna

Taylor, à toutes ces personnes qui se sont fait abattre dans la rue par la police, mais aussi à Brett Kavanaugh et Clarence Thomas placés à la Cour suprême alors qu’ils ont été accusés plusieurs fois d’agressions sexuelles, sans même parler de Trump, ce loser pathétique et puéril, l’incarnatio­n de la méchanceté et de la faiblesse. Lui et son entourage représente­nt le parti de la peur : qu’on vienne leur voler leur arme à feu, leur travail, leur place dans la société… Les gens votent pour cette vague notion d’ordre, alors que Trump ne vend que du chaos, de la terreur et de la violence.”

Son timbre sombre s’est déjà enflammé chez The National. Sur Serpentine Prison, il glisse ses états d’âme dans ses textes en gardant un ton posé, tour à tour solennel ou mélancoliq­ue. Certains passages (notamment le sublime Loved So Little) peuvent rappeler les albums où Nick Cave délaisse les envolées possédées pour se métamorpho­ser en crooner grave, devant un piano sobre. Comme le Bad Seed australien, Matt Berninger n’a rien perdu de sa fougue et exploite ses propres fêlures avec classe. “Pour qu’une chanson me plaise, je dois avoir l’impression d’avoir raclé le fond d’un lac boueux et d’en ressortir un diamant étincelant. Ce qui remonte à la surface, ce sont souvent des désirs enfouis, des peurs, ou des vérités jusque-là étouffées. C’est un moment fulgurant d’illuminati­on, à la fois un soulagemen­t et une catharsis. Une chanson doit nourrir mon esprit et mon âme.” On attend avec impatience la reprise des concerts pour se gorger, en live, de ces mélopées salvatrice­s.

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Album Serpentine Prison (Book’s Records/ Concord Records/Caroline)
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