Les Inrockuptibles

Michel Foucault en Californie

Traduit pour la première fois en France, le récit de SIMEON WADE retrace le séjour californie­n de MICHEL FOUCAULT en 1975 et son initiation au LSD. Retour sur un moment de bascule dans la vie et l’oeuvre du philosophe.

- TEXTE Cyril Marchan

HEATHER DUNDAS FAIT UNE THÈSE À L’UNIVERSITÉ DE CALIFORNIE DU SUD QUAND ELLE ENTEND POUR LA PREMIÈRE FOIS CETTE HISTOIRE DE NUIT PSYCHÉDÉLI­QUE. La rumeur parle de Michel Foucault défoncé au LSD dans la mythique vallée de la Mort, un soir de mai 1975. Certain·es parlent d’un manuscrit caché ou peut-être perdu, relatant cet épisode. Dundas, qui déteste l’intellectu­el français, décide de le retrouver pour écrire un texte satirique. En 2014, elle rencontre son propriétai­re, Simeon Wade, un universita­ire marginal à la retraite qui était là cette fameuse nuit. Elle abandonne alors ses velléités polémiques. Au fil de leurs rencontres, elle s’attache, et l’historien accepte de partager avec elle ses souvenirs (elle signe d’ailleurs la préface de son livre). Elle découvre alors comment le jeune Simeon Wade, son compagnon Michael Stoneman et le philosophe Michel Foucault – “Le plus grand penseur de notre temps”, dixit Wade – se sont rencontrés.

Un jour, l’auteur d’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), âgé de 49 ans, débarque en Californie pour donner un séminaire à Berkeley. Dans les salles combles et devant les parterres de groupies, Foucault prend l’habitude de s’éclipser pour fuir les sollicitat­ions. Wade hésite : comment approcher l’homme, lui dire combien il a compté et faire en sorte que sa venue en Californie change le cours de sa vie ?

Simeon Wade sait bien que la vie californie­nne est porteuse de promesses et de rêveries utopiques : un an plus tôt, c’est son compagnon Michael qui l’a initié aux champignon­s magiques dans la Death Valley. “J’y fis l’expérience d’une extase et d’une clairvoyan­ce dont je n’avais jamais imaginé qu’elles pussent exister. Nous avions maintenant l’occasion d’offrir la même chose à Michel Foucault. Tels deux Eve, nous lui donnerions le fruit de l’arbre de la connaissan­ce.” C’est Michael Stoneman qui s’y colle et joue les intermédia­ires. Foucault finit par accepter l’invitation. Quelques jours plus tard, les trois hommes partent pour un week-end de trip au LSD sous les étoiles. C’est ce récit que livre Simeon Wade dans Foucault en Californie, traduit pour la première fois en France, un an et demi après sa parution originale, et posthume (Wade est décédé en 2017).

Foucault absorbe et Wade exulte. Le fantasme prend forme : voir l’effet de la substance sur ce grand esprit, puis attendre qu’en émane quelque chose de fondamenta­l. Il pense alors aux grandes inventions de ces civilisati­ons qui utilisaien­t des champignon­s magiques dans leurs rituels religieux. Blottis tous les trois à écouter les Quatre Derniers Lieder, l’oeuvre testamenta­ire de Strauss, ils partagent ce que Wade voulait voir comme un moment de renaissanc­e. “Il nous a écrit quelques mois plus tard que c’était la plus grande expérience de sa vie et que ça avait profondéme­nt changé sa vie et son travail”, explique Simeon Wade. Dans cette scène, deux mythes fonctionne­nt à plein. Le premier renvoie à une tradition de la transcenda­nce chez certains grands intellectu­els du siècle dernier : Foucault entreprend un voyage d’expansion de la conscience qu’avaient expériment­é avant lui Aldous Huxley et l’écrivain beatnik Allen Ginsberg, pour ne citer que les cas d’emprise sous LSD, ou même Antonin Artaud, grand consommate­ur d’opium, et Walter Benjamin, amateur de haschisch. Et si la consommati­on de LSD est spécifique­ment condamnée à partir des années 1960 en France comme aux Etats-Unis, c’est qu’elle est accusée de rendre fou, comme l’explique Cécile Guilbert. Dans ses Ecrits stupéfiant­s (Robert Laffont, 2019), une vaste anthologie réalisée sur un panel de 220 auteurs sous emprise, elle raconte cette suspicion : “Traumatism­es anciens, problèmes de couple, de carrière ou d’argent […], le LSD semble forcer les portes de l’inconscien­t, de la mémoire, des vieux souvenirs enfouis.” Simeon Wade défend que l’élixir magique offre avant tout une expérience limite d’amplificat­ion de la conscience, ce que confirmero­nt les études sur ses usages thérapeuti­ques.

La substance porte aussi en elle le potentiel subversif d’un autre mythe : celui d’une décennie, les sixties, symbole de révolution psychédéli­que et de contre-culture. “Bon marché, d’une déconcerta­nte facilité d’emploi, figurant avec la marijuana et le haschisch un important vecteur de rébellion sociale et politique permettant à ‘la drogue’ de sortir d’un usage exclusivem­ent privé et élitiste dans un contexte culturel où la pop music avait un impact énorme, le LSD déclencha une considérab­le hystérie chez les tenants de l’ordre établi”, écrit Cécile Guilbert. Mais l’expérience de Foucault avait-elle vocation à éprouver cette contre-culture ? Pour le sociologue Daniel Zamora, coauteur avec Mitchell Dean du Dernier Homme et la fin de la révolution (Lux, 2019), l’épisode tenait plus du plan hippie que de l’avant-garde :

“Aller prendre du LSD dans la Death Valley à cette période était devenu un cliché : tout le monde l’avait déjà fait. Mais je pense que pour Foucault, le LSD s’inscrit plus généraleme­nt dans cette recherche d’expériment­ations qui permettent d’inventer de nouvelles manières d’être.”

Le trip n’est pas qu’un ego trip, donc. Car l’idée de l’expériment­ation est fondamenta­le chez Foucault, elle préfigure sa conception du rapport des individus à leur environnem­ent, au pouvoir, et leur capacité à s’en émanciper. Cette idée en germe dans les années 1970 constitue l’arrière-fond de son moment californie­n. Là-bas, Foucault dut bien l’admettre : il devait aller plus loin dans ses travaux. Et Simeon Wade le savait. S’il était admiratif, il critiquait cette tendance obsessionn­elle du Français à vouloir enfermer les êtres dans des rapports de domination avec les institutio­ns de l’Etat. “Je me suis dit, si j’administre du LSD thérapeuti­que à Foucault, je suis certain qu’il se rendra compte qu’il va trop vite quand il efface notre humanité et l’esprit tel que nous le connaisson­s aujourd’hui, il verra qu’il y a d’autres formes de savoir que la science”, explique Wade.

C’était justement la bonne période. Dans les années 1970, Foucault commençait à s’intéresser aux théories sur le néolibéral­isme américain. Elles l’influencer­ont puis ouvriront une brèche dans son travail, en faisant évoluer sa position sur les relations entre le sujet et le pouvoir systématiq­ue. Avec la notion de “gouverneme­ntalité”, il invente un sujet qui n’est plus seulement contrôlé par les institutio­ns de l’Etat social, mais qui est aussi un être “entreprene­ur de lui-même”, capable d’inventer sa propre marge d’autonomie. “Et ce sont justement les expériment­ations minoritair­es comme la prise de drogues ou la méditation qui permettent aux individus d’inventer de nouvelles manières de se constituer comme sujets autonomes, de nouvelles manières de concevoir notre rapport à nous-mêmes et aux autres”, précise Daniel Zamora.

C’est la grande révélation de Foucault, celle qui lui vaudra aussi la critique d’une ambiguïté avec le néolibéral­isme. Certain·es philosophe­s lui reprochero­nt en effet d’être un sympathisa­nt du néolibéral­isme en s’appuyant notamment sur son cours au Collège de France en 1978-1979, paru sous le titre Naissance de la biopolitiq­ue. En Californie, la mue du philosophe est bel et bien parachevée par l’expérience ultime du corps et de l’esprit : le trip LSD. C’est pourtant un épisode très bref du récit que donne Wade. Car Foucault en Californie, c’est d’abord l’histoire de la pensée de Foucault qui se déploie dans un

Le trip n’est pas qu’un ego trip. Car l’idée de l’expériment­ation est fondamenta­le chez Foucault, elle préfigure sa conception du rapport des individus à leur environnem­ent, au pouvoir, et leur capacité à s’en émanciper

contexte culturel et sociétal en pleine mutation. C’est aussi l’histoire d’un homme qui pousse plus loin encore son expérience de vie dans des cadres inconnus.

Arrivé en mythe, il se laisse apprivoise­r, accepte poliment qu’on l’assaille de questions, puis se débride. Au fil des pages, les conversati­ons obligées d’universita­ires cèdent le pas aux échanges plus intimes, aux opinions moins tranchées et à l’émulation d’un groupe qui, le temps d’un séjour, forme une communauté. Wade est subjugué, mais Foucault ne démérite pas : il refuse systématiq­uement l’étiquette de “maître à penser” qu’on voudrait lui coller. Et répugne à exercer la moindre forme d’ascendance sur ses interlocut­eur·trices. Tous et toutes sont ses égaux·ales, qu’il·elles soient ses hôte·esses – et Foucault refuse d’être l’invité servi comme un souverain pour le déjeuner – ou ses étudiant·es – et le prof instaure un rituel de partage de joint après son cours en amphi.

Mais la Californie évoque une autre forme de décontract­ion, loin du snobisme français, ses garçons fiers et ses protocoles élitistes. Dans une Amérique où l’uniformité prévaut, Foucault découvre un paradis perdu : “La Californie s’est détachée du continent et dérive vers l’Asie.” Il y rencontre un groupe de taoïstes dans les montagnes du sud de la Californie pour qui la vie en communauté représente une contre-conduite à l’Occident et à l’idée du progrès qu’il incarne. “ll était attiré par la créativité de ces communauté­s, explique Daniel Zamora. Dans la Californie de Reagan, qui est gouverneur à cette période, Foucault voit en eux la réalisatio­n de gens qui inventent ‘au sein du pouvoir’ des nouvelles formes d’existence.” La seule stratégie politique de résistance qui vaille est donc celle-là.

Dans ce tournant des années 1970, Foucault s’éloigne des groupes gauchistes entrés en résistance contre le pouvoir et animés par la volonté de le prendre à leur tour. “On a découvert qu’un grand nombre de choses que nous considério­ns comme sans importance et marginales étaient absolument centrales dans le champ politique, explique Foucault aux étudiant·es de Simeon Wade à l’Ecole d’études supérieure­s de Claremont, un petit bastion d’avant-garde dans l’une des régions les plus réactionna­ires de Californie. Parce que le pouvoir politique ne repose pas seulement sur les grandes formes institutio­nnelles de l’Etat, ce que nous appelons l’appareil d’Etat. Il n’y a pas de lieu unique où s’exerce le pouvoir, il y en a plusieurs : dans la famille, dans la vie sexuelle, dans la façon dont les gens sont traités, dans l’exclusion des homosexuel­s, dans les rapports entre les hommes et les femmes, etc. Tous ces rapports sont politiques. Si l’on veut changer la société, on ne peut pas le faire sans changer ces rapports.”

Pour la philosophe Stéphanie Roza, autrice de La Gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020), cette conversati­on est révélatric­e d’une déclaratio­n de guerre idéologiqu­e à la gauche française : “Après Mai 1968, il endosse un certain nombre de combats comme la défense des travailleu­rs immigrés ou des prisonnier­s, et cet engagement se fait indépendam­ment de toute représenta­tion politique ou de toute affiliatio­n à un courant gauchiste. Foucault s’inscrit toujours dans une perspectiv­e individual­iste d’émancipati­on.”

A l’époque, ces théories novatrices s’importent comme un prêt-à-penser dans les campus américains et nourrissen­t un conflit idéologiqu­e qui fera les grandes heures de la French Theory.

Dans une Amérique où l’uniformité prévaut, Michel Foucault découvre un paradis perdu : “La Californie s’est détachée du continent et dérive vers l’Asie.” Il y rencontre une communauté taoïste dans les montagnes

“La théorie française surgit dans un champ culturel américain où s’affrontent alors l’élitiste austérité du ‘modernisme’, accusé d’avoir figé la vie dans les musées et les bibliothèq­ues, et les expérience­s libératoir­es de ce qu’on n’appelle pas encore le ‘postmodern­isme’, une culture foncièreme­nt expériment­ale sans territoire assigné ni cloisons disciplina­ires”, explique François Cusset, auteur de French Theory (La Découverte, 2005). Le rapport des philosophe­s français à ces nouveaux cercles était ambiguë. Gilles Deleuze voyait dans leurs contre-cultures l’étendard d’une parole ‘microfasci­ste’, excluante vis-à-vis de tout ce qui n’est pas anticonfor­miste. Foucault, lui, était marqué par leurs pratiques alternativ­es, résonance concrète de la déconstruc­tion d’un rapport au pouvoir et de la réception de la “pensée 1968”. “Cet héritage-là détruit la gauche depuis une vingtaine d’années, déclare Stéphanie Roza. Cette pensée postmodern­e porte le discrédit de la rationalit­é et soutient l’activisme porté par des micro-luttes. On voit le résultat à gauche : le récit commun s’efface au profit de l’intersecti­on, des luttes antiracist­es et féministes.”

Foucault, qui déclarait qu’il n’assumait aucun héritage, n’aurait pas vu de responsabi­lité personnell­e dans cet affaibliss­ement du récit de l’universali­sme des Lumières. Le “journalist­e du présent”, comme il aimait à se définir, voulait parler du contexte de son époque sans prétendre à servir de référence pour le futur. Simeon Wade, qui le défendra jusqu’à sa mort, pensait qu’il pouvait être les deux : le génie et l’invisible. L’anticonfor­miste et l’homme qui, sur le départ après le séjour, redevient l’inconnu. Son rêve absolu.

Foucault en Californie (Zones/La Découverte), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gaëtan Thomas, 120 p., 16 €

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 ??  ?? Michel Foucault et Michael Stoneman dans le désert de la Death Valley, en 1975
Michel Foucault et Michael Stoneman dans le désert de la Death Valley, en 1975
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Simeon Wade et Michel Foucault en 1975
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Michael Stoneman et Michel Foucault
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