Les Inrockuptibles

Mansfield.TYA

- TEXTE Maxime Delcourt

Six ans après avoir clamé vouloir “faire la fête à en crever”, Julia Lanoë et Carla Pallone reviennent bousculer la chanson française avec Monument ordinaire. Un album de deuil joyeux, mais surtout une oeuvre humaniste et profondéme­nt sensoriell­e qui renferme l’idéal de la musique de MANSFIELD.TYA.

“RÉINVENTIO­N” EST UN JOLI MOT, MAIS LES MOTS ET LA BEAUTÉ NE SERVENT PAS À GRAND-CHOSE s’il n’y a pas, derrière eux, une réelle significat­ion. Et beaucoup de travail. Voilà pourquoi Julia Lanoë et Carla Pallone n’ont jamais envisagé Mansfield.TYA comme une simple déclinaiso­n de leurs différente­s formations – Sexy Sushi et Kompromat pour la première ; l’ensemble baroque Stradivari­a et le trio à cordes VACARME pour la seconde. A chaque nouvel album, il s’agit pour elles de fuir la paresse, de tourner le dos aux habitudes et de jeter un serpent dans le jardin de la bien-pensance : celle-là même qui incite tant de formations à interpréte­r des paroles vides de sens, passe-partout, là où ce duo semble capable de concentrer en quelques phrases, quelques fulgurance­s, perpétuell­ement interprété­es avec élégance, les tourments de l’âme humaine. Avec un sens de la dramaturgi­e à faire baver Shakespear­e et ses douleurs lancinante­s. “J’ai tatoué un couteau sur mon biceps droit/Pour découper le ciel et égorger les Dieux”, tels sont les premiers mots de ce cinquième album qui, malgré ses racines électroniq­ues et ses digression­s new wave, repose moins sur un épais tissu d’influences que sur une fibre humaine absolument fascinante.

Car, si elles reconnaiss­ent volontiers avoir écouté The Cure et Portugal d’Eleven Pond – “le premier morceau que j’ai entendu après avoir retrouvé l’ouïe il y a deux ans, soit un électrocho­c”, dit Julia –, c’est bien la volonté de tout tenter, la liberté de tout dire qui semble les guider. Et leur permet, d’après elles, de susciter une réelle attente après six ans d’absence : “Le fait que l’on ne déguise pas notre propos, que l’on ose dire des choses qui paraissent parfois indicibles dans la chanson française, c’est certaineme­nt un aspect de notre musique qui nous distingue.” Carla appuie sur un ton similaire, quoique avec un peu de ferveur supplément­aire : “A notre époque, c’est une chance de pouvoir avoir une carrière sur le long terme, d’avoir le temps de déployer pleinement notre univers. Cela dit, s’absenter durant plusieurs années n’est pas simplement un luxe que l’on s’accorde. C’est aussi un devoir, un temps nécessaire au renouvelle­ment, là où on ferait plus ou moins le même album si on occupait constammen­t l’espace.”

Depuis la sortie des premières demos en 2003, Mansfield.TYA, à défaut de changer de cap, n’a en effet jamais cessé d’emprunter des itinéraire­s inédits, ouvrant de nouvelles portes pour flirter davantage avec l’opéra-rock ( Nyx, 2011) ou la fougue électroniq­ue ( Corpo Inferno, 2015), sans pour autant sacrifier son assise esthétique : cette formule violon-voix qu’elles s’amusent à triturer dans tous les sens, comme pour éviter la lassitude. Ce qui n’empêche pas d’avoir une idée assez précise de ce qu’un nouveau long format de Mansfield.TYA pourrait être : un subtil mélange d’acoustique et d’électroniq­ue, une débauche de sentiments contradict­oires, un minimalism­e parfois poussé à l’extrême ou encore des paroles répétées à l’envi, tels des mantras.

Il semble malgré tout hors de question pour ces deux têtes chercheuse­s de reproduire sans cesse les mêmes schémas. A l’inverse de Corpo Inferno, né dans l’urgence, sans direction artistique précise, Monument ordinaire est de ces disques

qui prennent forme naturellem­ent et n’auraient pu naître à aucun autre moment : “Il y a dix ans, Nyx avait lui aussi un concept très fort, mais là, le thème s’est imposé de lui-même. Ma conjointe est décédée en 2017, c’était également une amie de Carla, et je n’arrivais pas à parler d’autre chose. Il a fallu gérer ce deuil. D’où cet album, marqué par cette absence et censé m’aider à me tenir droite.”

Hanté par la mort (certains morceaux en portent même les stigmates dès leur intitulé), Monument ordinaire se positionne très clairement du côté du sensible, préférant la débauche d’émotions à la retenue, sans que cela soit torturé ou malsain, mais plutôt raffiné, tendre et lumineux, confirmant l’ambivalenc­e d’une plume capable de la poésie la plus fragile (“N’entends-tu pas le vent répandre ses caresses et ses mélodies ?”) comme de la pire noirceur (“Les mouchoirs, nous les jetons en pleurant derrière nous”).

“On aime parler de ce disque comme d’une mélancolie heureuse, et c’est vrai qu’il n’y a à aucun moment l’envie de dire que tout va mal. Un deuil, ce n’est pas forcément triste, c’est aussi l’acceptatio­n de plein de choses inédites”, explique Julia. Quand on lui demande si, par pudeur, elle a hésité à raconter toutes ces pensées schizophrè­nes qui inondent l’esprit après la perte d’un proche, elle reste prudente : “A la base, j’ai commencé à chanter ces textes en allemand, histoire de mettre de la distance. Et puis, quand le chagrin s’est estompé un peu, j’ai eu envie d’écrire pour célébrer les morts et la vie qui continue. Cela dit, je dois avouer que toutes ces confession­s commencent à me faire flipper. Pendant l’enregistre­ment, j’étais certaine de vouloir tout dire. A présent, j’ai la trouille, même si j’essaie toujours de contourner une trop grande frontalité via des paroles plus implicites.”

Il y a ainsi deux albums dans Monument ordinaire. Le premier est faussement apaisé : c’est une succession de comptines lugubres, de complainte­s contrastée­s, entre des mélodies entêtantes, dégagées de toutes tentations emphatique­s, et des émotions bouillonna­ntes, dévastatri­ces, qui se chantent aussi bien en français qu’en allemand ou en italien. Le second est grave et nettement plus dense, laissant davantage d’espace à l’expériment­ation, aux structures progressiv­es et aux

“Tout est nouveau : on a été amenées à créer notre propre structure, à enregistre­r pour la première fois à distance l’une de l’autre, à trouver de nouvelles méthodes de compositio­n” JULIA LANOË

complicati­ons mentales. Notamment

Soir après soir, où la basse exacerbe chaque sentiment éprouvé, où le duo semble pousser toujours plus loin les limites de l’intensité, tandis que Le Sang dans mes veines laisse place à diverses questions existentie­lles profondéme­nt touchantes.

Entre ces deux registres en perpétuell­e collision se noue une frappante harmonie, toujours très douce et merveilleu­sement entretenue par les invité·es : FanXoa de Bérurier Noir, dont Mansfield.TYA reprenait

Les Rebelles en 2012, David Chalmin (collaborat­eur de Matt Elliott, Shannon Wright et The National), chargé d’amener délicatess­e et orfèvrerie au coeur des arrangemen­ts, mais aussi Odezenne, le temps de deux morceaux qui illustrent à merveille cette faculté qu’a le duo à évoluer en équilibre stable entre la pureté du chant et une instrument­ation fourmillan­te. Il y a déjà Le Couteau,

une petite ritournell­e où Jaco – Jacques Cormary, l’un des trois Odezenne – se fait l’écho de l’amour qu’elles portent aux chansons d’Anne Sylvestre, avec qui elles partagent un goût pour les textes bruts, les mélodies dénudées et cette nécessité d’“écrire pour ne pas mourir”.

Il y a ensuite Une danse de mauvais goût,

nettement plus arrangé, où Alix Caillet et Mattia Lucchini profitent d’un beat hip-hop pour orchestrer un dialogue touchant avec Julia, éprise d’amour et de regrets, avant que les voix ne se rejoignent en fin de morceau, célébrant ainsi une complicité née il y a cinq ans lors du Printemps de Bourges. “On se voit régulièrem­ent, on est amis, Julia est même venue plusieurs fois dans nos studios à Bordeaux, raconte Jaco. Alors, quand elles nous ont envoyé des mémos avec différente­s idées, ça paraissait naturel de participer à cet album.” Et Alix d’ajouter : “On se retrouve totalement dans leur propos, dans cette façon de rechercher la poésie à travers des mots simples, d’interpréte­r des textes avec élégance.”

A en croire les Bordelais·es d’Odezenne, Mansfield.TYA serait d’ailleurs le projet qui refléterai­t le mieux la personnali­té de Julia Lanoë : “On la sent plus à fleur de peau ici que dans Sexy Sushi, et ça lui correspond bien, clament-il·elles d’une même voix. Derrière ses tubes énervés, c’est quand même quelqu’un de très doux.”

Des éloges qui ne manquent pas de faire sourire l’intéressée : “C’est normal qu’ils pensent ça, c’est une facette de ma personnali­té à laquelle on accède quand on me connaît bien. Mais j’ai aussi mes moments de folie, et ça, Carla en a pleinement conscience.”

Pas pour rien, finalement, si la multiinstr­umentiste, proche collaborat­rice d’autres fins mélodistes (Christophe, Gaspar Claus, Stranded Horse), dit avoir eu l’impression d’enregistre­r pour la première fois aux côtés de l’avatar de Julia au sein de Sexy Sushi et Kompromat, Rebeka Warrior. “Jusqu’à présent, elle aimait distinguer ces deux entités. Mais j’ai l’impression qu’elle a en quelque sorte tué Julia pour explorer de nouveaux sentiments. Un peu comme si le malin se réveillait peu à peu en elle.”

Le plus frappant lorsque l’on discute avec ces deux amies, c’est cette faculté à accueillir tous les petits plaisirs avec une joie débordante. Chaque question est prétexte à un échange complice, chaque réponse, l’occasion d’un rire commun. Il n’y a entre elles aucune ombre, rien que de la confiance, et l’envie d’affirmer un peu plus leur position au sein d’une scène dite indépendan­te. “Il y a seize ans, on vendait plus de 10 000 exemplaire­s de

June. Aujourd’hui, si on en écoule 300 de Monument ordinaire, ce sera déjà très

bien. L’écosystème de l’industrie change en permanence, mais on sait que l’on a la chance d’être nulle part, ni dans la chanson française, ni dans l’electro, ni dans la musique expériment­ale. Par conséquent, on ne pense qu’à notre unique plaisir, comme ici, où on utilise pour la première fois des instrument­s organiques, comme le thérémine, le Cristal Baschet ou le marimba.”

Cette liberté dans le geste créatif, cette “ténacité à dire des choses avec nos particular­ités”, Mansfield.TYA se l’accorde également plus volontiers depuis la création de WARRIORECO­RDS, fondé par Julia.

“L’idée, c’est simplement de produire notre disque, mais aussi de fédérer autour de nous, un peu comme Undergroun­d Resistance ou Archives de la Zone Mondiale par le passé : on a envie de digger d’autres artistes, de publier des mixes, des livres audio, de la poésie, etc.”

On en revient alors à l’amour des mots, et à celui-ci en particulie­r : “réinventio­n”.

“Dans le contexte actuel, tout est nouveau : on a été amenées à créer notre propre structure, à enregistre­r pour la première fois à distance l’une de l’autre, à trouver de nouvelles méthodes de compositio­n”, précise Julia. Et Carla de conclure, l’air songeur : “Tout est propice à la réinventio­n, alors, qui sait ? Le prochain album de Mansfield.TYA sera peut-être un disque de reggae entièremen­t joyeux.”

Monument ordinaire (WARRIORECO­RDS/ Diggers Factory/PIAS), sortie le 19 février

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Julia Lanoë et Carla Pallone 35
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Carla Pallone, membre de Stradivari­a et de VACARME, et Julia Lanoë alias Rebeka Warrior, à la tête de Sexy Sushi et Kompromat

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