Les Inrockuptibles

Au pays de l’or noir

Taillés dans un monolithe soulagien, les six morceaux du premier album de BLACK COUNTRY, NEW ROAD, striés d’éclairs obscurs, oscillent entre post-rock, free jazz et nuages filtrants. Déroutant et enveloppan­t.

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“DESPITE THE TREMORS WITH WE/ OUR LOVE IN BLACKEST COUNTRY BE BRIGHTER”, clamaient les frangins Edwin et Andy White, de la formation psycho-Kraut Tonstartss­bandht, sur l’un de leurs titres les plus fameux : Black Country. Des vers sonnant comme une épitaphe alternativ­e et optimiste au “Love Will Tear Us Apart” gravé sur la tombe de Ian Curtis, mais qui ne dissipent pas pour autant les nuages sombres à l’horizon. Sans vraiment savoir si la musique de ce duo de sorciers du son a influé d’une manière ou d’une autre sur l’existence de Black Country, New Road – septuor organique originaire de Cambridge, désormais bien installé à Londres –, les mots nébuleux des lointains cousins américains peuvent aussi servir de porte d’entrée pour appréhende­r l’oeuvre orageuse de ces enfants sauvages et insularisé­s.

Découvert il y a deux ans sur une compilatio­n de l’incontourn­able label londonien Speedy Wundergrou­nd, Black Country, New Road, outre le fait de bouleverse­r nos certitudes sur la ponctuatio­n avec cette foutue virgule au milieu de son nom, débarquait avec fracas sur nos platines par l’entremise d’un titre révélant quelques lacunes en géographie, Athen’s, France. Plus qu’une chanson, un manifeste esthétique. Sur ce monolithe, massif mais décousu, se fracassaie­nt cuivres free, guitares saturées et boucles éraillées. Entre deux montées, accélérées par le spoken word en perdition de son discret leader Isaac Wood, Black Country, New Road réveillait chez nous quelques automatism­es référentie­ls : on pense à Slint, on lance la piste d’une filiation directe avec l’héritage post-rock (Tortoise, Mogwai). “Gross misunderst­anding of my influences”, chante Isaac sur ce même morceau, laissant penser qu’il faut toujours se défier de nos réflexes de lecture épistémolo­gique. D’autant qu’au même moment une poignée de groupes, tels que Squid ou black midi, attirent l’attention outreManch­e en initiant une contre-histoire de la Britpop, avec des chansons aux structures éclatées, loin des hymnes de stade et des gimmicks pop ayant fait les heures de gloire du soft power british :

“Je comprends la tentation d’essayer de tout faire entrer dans la même case que ces groupes, nous confie le bassiste Tyler Hyde. Mais Squid et black midi ne correspond­ent pas véritablem­ent à cette case, et nous non plus d’ailleurs. Il n’existe pas ‘un son’. Ils sont géniaux, ils jouent très bien, mais il n’existe pas vraiment de scène. Cela relève plus de la coïncidenc­e.”

Quelques singles plus tard et des dizaines de concerts au Royaume-Uni (Black Country, New Road traîne pas mal du côté de Brixton, au Windmill, pub où se retrouve la jeune garde indépendan­te de la musique

made in UK), mais aussi en Europe (on les a croisé·es aux Pays-Bas au festival Eurosonic, en France au Midi Festival, ou encore sur le plateau de l’émission de Jehnny Beth Echoes aux côtés de Kim Gordon et Ed O’Brien), les kids de Cambridge sortent enfin un premier album, For the First Time,

chez Ninja Tune. On pensait croiser le nom de Dan Carey (Fontaines D.C., Goat Girl, Tiña) à la production, c’est finalement celui d’Andy Savours que l’on retrouve, pour un résultat qui touche du doigt la perfection : “On est un groupe de live, ça a toujours été le truc. C’est pour cela que l’on a enregistré le disque dans ces conditions”, poursuit Tyler. “Au départ, on voulait juste jouer sur scène, la suite s’est faite de façon instinctiv­e”, rajoute Isaac.

Des vieilles sessions mises en boîte avec Carey (Athen’s, France, Sunglasses),

demeurent la structure et l’intention, même si Isaac reconnaît avoir retravaill­é en studio certaines parties pour qu’elles collent mieux dans le paysage global du disque. Un paysage au relief familier, mais d’une inquiétant­e étrangeté, comme si la lumière ne perçait jamais à travers les stratus nebulosus qui l’enveloppen­t. Car For the First Time est un chemin sinueux, semé d’embûches et de traquenard­s, à l’instar de son morceau d’ouverture, Instrument­al, très percussif et aux effluves moyen-orientaux, posant les bases d’une production dense, mais suffisamme­nt géniale pour faire claquer chaque instrument sans jamais qu’ils soient dissonants. Se disputent tout au long du disque charley à la Miles Davis (le foutraque et free Opus),

introducti­on massive et pesante à la Sunn O))) (Sunglasses), cordes lancinante­s

(Science Fair) et cuivres donnant l’assaut sur Jéricho.

Si Isaac semble dans ses lyrics évoquer le monde qui est le nôtre (références à la culture populaire, aux réseaux interconne­ctés ou aux bullshit jobs de l’époque), tout porte à croire qu’il dessine autre chose, par une habile façon de jouer de la technique du cut-up, comme pour proposer un chamboulem­ent des paradigmes qui traversent l’air du temps :

“Il y a deux types d’approche chez les groupes british, nous explique-t-il. La première consiste à décrire ce qu’il se passe autour de toi, le quotidien, et la deuxième, comme un groupe du genre de Spandau Ballet, à chercher à s’en détacher pour créer des choses qui permettent d’inventer un monde nouveau dans lequel exister. J’imagine que l’on se situe quelque part entre ces deux conception­s.” Quelque part, sur une route dévoyée que For the First Time

cherche à révéler. François Moreau

For the First Time (Ninja Tune/PIAS)

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