Les Inrockuptibles

Malcolm & Marie de Sam Levinson

Le showrunner d’Euphoria livre ses Scènes de la vie conjugale saupoudrée­s de ses réflexions sur le cinéma. Malgré la justesse de Zendaya, un concentré indigeste de pompiérism­e arty.

- Jacky Goldberg

S’IL Y A UNE CHOSE QU’ON NE PEUT ENLEVER À SAM LEVINSON, c’est sa capacité à mettre les pieds dans le plat – fût-ce un petit plat. En l’occurrence, il s’interroge ici sur le cinéma, ce qu’il peut, ce qu’il doit, ce qu’il sait faire, au moment où la politique des identités s’invite au banquet des artistes. Pour le dire autrement, Levinson se demande ce que lui, jeune cinéaste blanc, hétéro, né avec une cuillère d’argent dans la bouche (il est le fils de Barry Levinson, vieux routier du Hollywood 80’s et 90’s avec Good Morning,Vietnam, Rain Man, Des hommes d’influence…) a le droit de raconter.

Conçu, écrit, financé (par Netflix), réalisé et monté durant le confinemen­t, Malcolm & Marie est un film méta, une petite bulle auto-réflexive que s’est autorisée le showrunner d’Euphoria en cette année covidée, délaissant les envolées trash qui l’ont caractéris­é jusqu’ici pour une forme de dramédie plus apaisée. La dissertati­on se fait à voix haute et à huis clos, dans une somptueuse villa californie­nne tout en transparen­ces, par le biais d’un dialogue orageux entre deux amoureux·euses (John David Washington et Zendaya) qui se déchirent au beau milieu de la nuit. Lui est cinéaste (à l’aube de sa gloire), elle est (wannabe) actrice, et lorsque nous faisons leur connaissan­ce, il·elles rentrent tout juste de la première du film de Monsieur. Il jubile puisqu’il vient, en toute modestie, et selon ses propres mots, “de mettre le public KO avec [son] putain de film”

– et l’on sent bien que ces paroles, comme beaucoup d’autres, pourraient circuler aisément de la bouche du personnage à celle de son créateur.

Pourtant, d’emblée, quelque chose cloche, une désynchron­isation que saisit le cinéaste dans un élégant plan-séquence opposant Malcolm, qui occupe tout l’espace, court et rugit comme un fauve, à Marie, immobile, mutique, qui fume une clope dans un coin en attendant que le show de son amant soit terminé. Et l’objet de la gêne ne tarde pas à se manifester : il a oublié de la remercier dans son discours de présentati­on ; et elle, muse blessée, ne lui pardonne pas. S’ensuit une dispute, où sera déballé tout de leurs vies, autant que de leurs conception­s philosophi­ques de l’art.

Pour résumer, Malcolm se vit en esthète, fatigué de n’être comparé qu’à Spike Lee ou Barry Jenkins parce qu’il est noir, agacé qu’on ne cherche qu’à décrypter ses intentions politiques sans prendre la peine d’analyser ses prouesses

formelles, irrité qu’on le ramène à son male gaze lorsqu’il filme les courbes généreuses des femmes. Sous ses allures de comédie de moeurs, le film est ainsi une diatribe contre la critique dite woke,

qui ne verrait le cinéma qu’à travers des prismes idéologiqu­es, et étoufferai­t l’art véritable sous les impératifs néo-progressis­tes.

Il y a évidemment quelque chose de retors à faire endosser ces idées à des personnage­s “intouchabl­es”, et Levinson, malin, sait pertinemme­nt qu’il joue au chat et à la souris avec ses adversaire­s désigné·es. Le problème est qu’il s’adonne lui-même à une forme de didactisme, tombant dans le piège qu’il dénonce. Son art pour l’art, déployé sur pellicule 35 mm, dans un noir et blanc soyeux, est si visiblemen­t téléguidé, si lourdement asséné qu’il en perd sa substance. Il ne cesse de réclamer de la hauteur de vue, mais ne parvient jamais vraiment à se hisser dans les cieux où gravitent ses maîtres (Bergman, Cassavetes, pourquoi pas Antonioni). Il essaie trop fort, en somme.

Reste qu’en dépit de ces maladresse­s, les deux comédien·nes excellent,

parvenant à donner corps à des dialogues parfois indigestes. John David Washington montre une palette de jeu plus vaste que dans BlacKkKlan­sman ou Tenet.

Mais c’est surtout Zendaya qui rayonne, dans ce rôle pas évident d’actrice ratée, confirmant après Euphoria – et avant Dune – qu’elle est une mégastar en devenir, déjà loin des sphères disneyienn­es qui l’accueillir­ent à ses débuts.

Malcolm & Marie de Sam Levinson, avec John David Washington et Zendaya (E.-U., 2021, 1 h 46). Sur Netflix le 5 février

Lire aussi la critique de l’épisode spécial d’Euphoria réalisé par Sam Levinson p. 56

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Zendaya et John David Washington

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