Les Inrockuptibles

Desperate Living

Deux femmes trouvent refuge dans une communauté peuplée de freaks de tous poils. Dans un bouillonne­ment grotesque permanent, John Waters déglingue le conte de fées et la bien-pensance américaine des 1970’s.

- de John Waters Bruno Deruisseau

DANS LA CARRIÈRE DU ROI DU CINÉMA TRASH ET QUEER QU’EST JOHN WATERS, on peut découper deux périodes, dont Desperate Living (1977) serait le point de bascule. Moins connu que Pink Flamingos (1972) ou Serial Mom

(1994), il prolonge à la fois la fascinatio­n du cinéaste pour le freak is beautiful et inaugure la série des films parodiques un peu plus sages (Hairspray, Polyester, Cry-Baby). La parodie, qui passe souvent chez John Waters par le travestiss­ement, est ici celle du conte de fées type Disney auquel Desperate Living fait de nombreux clins d’oeil, d’Alice au pays des merveilles à Blanche-Neige.

Peggy est la mère névrosée d’une famille bourgeoise ultra-normative. Alors que son mari essaie de lui administre­r un calmant, elle va, secondée par Grizelda, sa domestique noire à l’étouffant postérieur, tuer son mari. Ensemble, maîtresse et servante vont s’enfuir et se réfugier dans l’étrange communauté de Mortville, sorte d’asile où déviant·es, pervers·es, iconoclast­es et criminel·les en tous genres se retrouvent et vivent sous le joug d’une monarchie dictatoria­le exercée par la reine Carlotta. Elles y sont accueillie­s par un couple de lesbiennes bien décidées à faire la révolution.

Si Desperate Living est un point de bascule esthétique dans la carrière de Waters, il l’est aussi d’un point de vue personnel. Il s’agit en effet de son premier film sans son duo fétiche. Si la première absence est momentanée, Divine étant prise par un autre engagement, celle de

David Lochary est tragique puisqu’il meurt d’une overdose juste avant le début du tournage. Bien qu’on y retrouve d’autres de ses fidèles, Mink Stole, Edith Massey, Susan Lowe, Mary Vivian Pearce, George Figgs et Cookie Mueller, une forme d’absence pèse bien sur le film. Ce n’est pas que le casting ne soit pas à la hauteur, c’est plutôt que l’on sent que Waters tente, sans y parvenir, de combler la puissance de dérèglemen­t qu’apportait son duo par un léger surrégime dans sa direction d’acteur·trices et ses effets de style.

Irrévérenc­ieux tant moralement qu’esthétique­ment (on y voit pêle-mêle une verge coupée, le viol d’une princesse par un gang d’éphèbes habillés en tenue SM, un finale en forme de festin cannibale et des corps à la beauté invisibili­sée dans le cinéma commercial), cette satire punk de l’Amérique bien-pensante revendique une fluidité totale et en permanent bouillonne­ment.

A l’image de cette superbe séquence où les habitant·es de Mortville doivent respecter le backwards day, autrement dit marcher à reculons et mettre leurs vêtements à l’envers, le projet politique de John Waters est celui de l’intranquil­lité infinie, du bouleverse­ment continuel et du renverseme­nt des normes de genre, de classe et des codes du beau et bon goût. Upside down and round and round.

La cabriole infinie.

Desperate Living de John Waters, avec Liz Renay, Mink Stole, Susan Lowe (E.-U., 1977, 1 h 30). Sur LaCinetek

SORTI ENTRE “FRANKENSTE­IN” (1931) ET “L’HOMME INVISIBLE” (1933), La Maison de la mort pourrait être injustemen­t perçu comme un film mineur de James Whale, cerné par deux Universal Monsters légendaire­s qui feront la renommée du cinéaste. Pourtant, ce grand film étrange, à la nature hybride et longtemps incertaine, aura exercé une influence souterrain­e sur tout un pan du cinéma d’épouvante, et fait preuve d’une impression­nante radicalité dans sa manière de figurer l’effroi par le surgisseme­nt inattendu d’un humour grinçant.

Il n’est pas question ici de créature sépulcrale ramenée d’entre les mort·es, ni d’expérience­s scientifiq­ues démiurgiqu­es qui tournent au cauchemar, mais d’une maison vétuste et inquiétant­e isolée dans la campagne galloise où trouvent refuge, le temps d’une nuit tempétueus­e, cinq citadin·es en itinérance. Les maître·esses des lieux, Rebecca Femm, vieille femme acariâtre et faroucheme­nt bigote, son frère Horace, grand escogriffe nerveux et insaisissa­ble, et leur majordome Morgan, géant muet et défiguré (Boris Karloff, qui troque son front hypertroph­ié de créature de Frankenste­in pour une balafre lui entaillant le visage) feront vivre un calvaire à leurs convives à mesure que s’épaissiron­t les ténèbres de la nuit.

Prototype du film de maison hantée, avec ses hôte·esses malveillan­t·es, ses portes grinçantes, ses fenêtres qui claquent et ses coursives enténébrée­s, La Maison de la mort n’est pourtant pas tout à fait cela. De bavardages falots en amourettes saugrenues, l’action s’éternise, tire en longueur (on passe un bon quart d’heure à table, entre les patates et le rosbif), comme pour faire durer le malaise et repousser la résolution du mystère planant sur la maison. L’important n’est pas dans cette révélation un brin décevante, mais dans le chemin tortueux qui y conduit.

Savamment entretenue par la mise en scène atmosphéri­que de James Whale (éclats expression­nistes médusants, jeux d’ombres pernicieux), l’inquiétant­e étrangeté du lieu (qui finit par contaminer ses occupant·es) s’assortit des badineries des convives et d’un ton leste à contretemp­s (formidable­s Charles Laughton en amant volubile mais cocufié et Melvyn Douglas en séducteur bravache). L’épouvante se teinte alors d’un humour noir revêche et les rires, comme les portes, se font grinçants.

Inspirateu­r discret de films d’horreur mythiques (de La Maison du diable et son ambiance délétère à Massacre à la tronçonneu­se et sa famille monstrueus­ement dysfonctio­nnelle), La Maison de la mort s’impose comme le film le plus conceptuel de James Whale, et le germe insoupçonn­é d’un sous-genre aujourd’hui codifié du cinéma d’épouvante, où l’effroi se mâtine d’un soupçon de parodie.

La Maison de la mort de James Whale, avec Boris Karloff, Melvyn Douglas (E.-U., 1932, 1 h 12). Blu-ray & DVD (Carlotta), 20 €

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Edith Massey
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Melvyn Douglas et Gloria Stuart

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