Les Inrockuptibles

Cinéaste de la folie ordinaire

Historienn­e du cinéma et essayiste, Gabriela Trujillo se livre à une analyse fine de l’oeuvre de MARCO FERRERI, réalisateu­r italien provocant et visionnair­e.

- Jean-Baptiste Morain

“LE CINÉMA NE SERT À RIEN.” LE SOUS-TITRE, IRONIQUE, du premier livre de l’historienn­e Gabriela Trujillo souligne à quel point l’Italien Marco Ferreri (auteur de ladite phrase, bien sûr) est un cinéaste paradoxal à plus d’un titre. Ferreri (1928-1997) est oublié : la plupart de ses films ne sont pas faciles voire impossible­s à voir, peu de littératur­e l’entoure. Trujillo est la première à s’attaquer à Ferreri, auteur sulfureux d’une oeuvre provocatri­ce dont notre autrice parvient à révéler toute l’humanité (la tentation de l’autodestru­ction, l’espoir d’un avenir meilleur) derrière le sarcasme, le blasphème, la vulgarité parfois. Gabriela Trujillo a donc bien raison, avant de se livrer à une analyse thématique et fine de l’oeuvre, de nous rappeler quels furent la vie et les films de son sujet.

Ferreri a débuté au cinéma comme producteur. Mais c’est en Espagne qu’il devient cinéaste, encouragé par un romancier qui va devenir son ami et l’un des plus grands scénariste­s de son pays : Rafael Azcona. Là commence l’oeuvre de Ferreri qui, dès ses débuts, doit subir les foudres d’une censure plus ou moins violente selon les pays (franquiste en Espagne, catholique en Italie, morale en France). Car son cinéma s’en prend aux fondements de la société de son époque (mariage, famille, consuméris­me, enfance…) dans une joyeuse allégresse, un appétit manifeste. Toute révolution commence par une destructio­n, pour Ferreri. Le film (italien) qui le fait reconnaîtr­e (prix d’interpréta­tion pour Marina Vlady à Cannes en 1963), Le Lit conjugal, raconte l’histoire d’une jolie et sage Italienne bourgeoise qui va épuiser physiqueme­nt un séducteur rangé (Ugo Tognazzi) pour qu’elle puisse procréer. Le film déplaît, évidemment.

Parmi les films les plus notables de Ferreri, citons Le Mari de la femme à barbe (jouée par Annie Girardot, en 1964), l’histoire d’une femme exploitée par son mari (Tognazzi), Break-Up, érotisme et ballons rouges (1965), avec Marcello Mastroiann­i, l’histoire d’un homme qui devient maladiveme­nt obsédé par les ballons de baudruche, ou Dillinger est mort (avec Piccoli en industriel qui court à sa perte). Mais aussi Liza ( La Cagna, soit “la chienne”, en italien), oeuvre dérangeant­e, passionnel­le, tirée d’un roman d’Ennio Flaiano, où une femme (Deneuve) décide de devenir la “chienne” de l’homme qu’elle aime follement (Mastroiann­i), et, évidemment La Grande Bouffe, qui n’a rien perdu de sa force, où quatre amis se suicident en mangeant, buvant et baisant exagérémen­t. Ou encore La Dernière Femme, attaque violente contre la société patriarcal­e, où Depardieu, de désespoir, s’émascule devant sa femme (Ornella Muti) qui ne veut plus assouvir son désir.

D’une plume rapide, juste, implacable, directe, cultivée, galvanisan­te et sans fioritures, Gabriela Trujillo redonne vie et vitalité à Marco Ferreri et à une oeuvre hénaurme et dévastatri­ce, très actuelle, dont on espère qu’elle redeviendr­a dans la foulée accessible au plus grand nombre.

Marco Ferreri. Le cinéma ne sert à rien de Gabriela Trujillo (Capricci), 168 p., 18 €

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Catherine Deneuve dans Liza (1972)
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