Les Inrockuptibles

Jules est son autre

Exploratio­n de la constructi­on sentimenta­le et sexuelle de son héroïne transgenre, ce second épisode spécial d’EUPHORIA livre un témoignage cinglant et saisissant mais souffre d’une mise en scène tape-à-l’oeil.

- Olivier Joyard

EN À PEINE PLUS D’UN MOIS, “EUPHORIA” AURA DONC LÂCHÉ DEUX BOMBES médiatique­s et affectives sous la forme d’épisodes spéciaux situés entre les deux premières saisons, tournés dans une relative économie de moyens et avec une équipe de tournage réduite, Covid oblige. Le premier, sorti au mois de décembre, twistait habilement l’esprit de Noël en montrant deux solitudes face à face, celle de Rue (Zendaya) et de son sponsor Ali (Colman Domingo), en pleine discussion le soir du réveillon sur le sens de la vie, l’addiction et le manque, l’amour déçu. Une véritable flèche dans le coeur. Le second épisode spécial poursuit la même idée et se consacre à un seul personnage, l’ex de Rue, la blonde Jules.

Nous sommes aussi à la période de Noël, mais cette fois pas du tout dans le décor vintage d’un diner fifties. Jules est assise sur un canapé cosy face à sa psy, une femme que nous voyons pour la première fois. Elle va lui raconter, d’une façon à la fois précise et argumentée, féroce et relâchée, plusieurs événements de sa vie. Et expliquer pourquoi elle envisage pour la première fois de mettre en pause son traitement hormonal contre la puberté : “J’ai voulu conquérir la féminité, mais c’est elle qui m’a conquise.” Jules estime que sa féminité construite pendant des années reposait avant tout sur le regard désirant des hommes, dont elle ne veut plus. Elle a besoin de passer à autre chose. C’est cinglant et honnête.

Pour rappel, Jules est une ado transgenre que nous avons vue dans la première saison parcourir un océan de sensations intenses et de relations complexes, l’une notamment avec un certain “Shy Guy”, pseudo d’un autre lycéen avec lequel elle entretenai­t une correspond­ance virtuelle puissante. Dans cet épisode spécial, intitulé “Fuck Anyone Who’s Not a Sea Blob” (“J’emmerde tout le monde, sauf les blobs”), l’ado raconte dans le détail le mélange d’extase et de déception causé par cette relation, nous mettant en prise directe avec sa sexualité naissante. Puis elle révèle dans

un moment poignant à quel point la déception, justement, constitue peut-être un moteur chez elle. Son histoire familiale remonte. Nous observons son visage sans maquillage, ses traits presque tirés, sa fatigue existentie­lle. C’est saisissant.

Au fil des minutes, pourtant, Sam Levinson (showrunner d’Euphoria et réalisateu­r de l’épisode) décide de se détacher presque totalement du dispositif fait de longs plans dans le cabinet de la psy pour proposer des flashbacks massifs. On comprend alors que la radicalité discursive du premier épisode spécial, Trouble Don’t Last Always, ne se reproduira pas. Des scènes incarnent tout à coup de façon illustrati­ve et parfois très soulignée ce que Jules dit déjà très bien seule face à la caméra. Et quelque chose se détache progressiv­ement. L’émotion survenue si vite se dissout dans les effets de style.

Euphoria a toujours joué avec l’emphase, presque l’outrance, tout en montrant sa capacité à toucher juste quand il le fallait. La première saison était remplie de moments à couper le souffle et

Jules estime que sa féminité construite pendant des années reposait avant tout sur le regard désirant des hommes

d’autres plus poussifs, mais les premiers finissaien­t toujours par gagner.

Ici, ce n’est pas vraiment le cas, un vrai déséquilib­re pointe. Quelque chose aurait dû nous mettre sur la piste dès le pré-générique, avec ce long gros plan sur l’oeil de Jules où se reflète en accéléré sa relation perdue avec Rue. Une idée spielbergi­enne, assez fascinante sur le moment dans sa manière de susciter des bribes d’émotion. Mais aussi, une idée qui finit par s’annuler elle-même dans la contemplat­ion de sa propre beauté. Car ces images ne nous mènent finalement nulle part, comme un pur effet de style qui n’a de mise en scène que le nom. L’anti-Spielberg, en réalité. Et malgré la fascinatio­n que procure le jeu de Hunter Schafer, cette sensation se diffuse dans tout l’épisode. L’actrice a coécrit le scénario avec Sam Levinson, d’où une sensation de vérité extrême dans certains récits et moments forts

– on pense par exemple à la piqûre d’hormones que lui fait Rue, jamais vue auparavant.

Mais c’est comme si, par un processus de prise de pouvoir qui ne dirait pas son nom, le réalisateu­r avait voulu s’assurer la pleine conduite du récit en y mettant sa patte très voyante. Il y a trop de fioritures dans ce deuxième épisode spécial, au détriment de Jules. C’est d’autant plus dommage que ce personnage inédit est parti pour marquer l’histoire de la pop culture.

Euphoria épisode spécial “Fuck Anyone Who’s Not a Sea Blob” sur OCS

Lire aussi la critique de Malcom & Marie de Sam Levinson p. 52

 ??  ??
 ??  ?? Hunter Schafer
Hunter Schafer

Newspapers in French

Newspapers from France