L’ivresse des mots
La romancière et essayiste américaine LESLIE JAMISON confie son passé d’alcoolique et propose une analyse politique et littéraire de notre narration collective de l’addiction. Brillant.
C’EST UN TEXTE HYBRIDE QUI MÊLE AUTOBIOGRAPHIE, CRITIQUE LITTÉRAIRE, enquête, témoignages et analyse politique. Un énorme et singulier travail pour ausculter sous toutes ses facettes une seule et même question : que faisons-nous, collectivement, de l’addiction ?
En premier lieu, Leslie Jamison expose sa propre histoire, sans concession et sans larmoiement. Celle d’une fille née dans un milieu privilégié, qui lorsqu’elle était étudiante buvait de façon chronique. Elle se remémore les différentes étapes de sa vie. S’interroge sur ce qui l’a poussée vers l’alcool, raconte ses tentatives de sevrage, analyse les moindres aspects de ce que son addiction impliquait ou provoquait. Ce travail autobiographique, en lui-même saisissant dans sa brutalité nue, sert de base à l’autrice d’Examens d’empathie (2016) pour aller plus loin encore. A partir de son expérience personnelle, elle propose une histoire de la dépendance en Amérique et analyse la façon dont la société dans laquelle elle vit regarde l’alcoolisme. Surtout, elle plonge dans l’oeuvre d’écrivain·es emblématiques, touché·es par cette addiction, tel·les Malcolm Lowry, David Foster Wallace, Jean Rhys, Marguerite Duras et d’autres, souligne ce qu’ils et elles en ont dit, et la façon dont leur oeuvre a été lue par leurs contemporain·es. Au fond, Jamison a pris la plume moins pour se raconter que pour analyser une problématique qu’elle aborde en tant qu’écrivaine.
C’est l’histoire d’une fille timide jetée dans le grand bain de l’université. Une fille que personne ne remarque dans un contexte concurrentiel où chacun·e se doit d’être remarqué·e. Jamison parle du “sentiment d’échec constant” qui la hante à l’époque et réfléchit aux injonctions qui traversent une société construite sur la réussite individuelle. La doctrine capitaliste est celle de la consommation effrénée : “Il est vrai que les gens n’ont pas attendu le capitalisme pour aimer se mettre minables, mais il n’en est pas moins vrai que l’une des promesses centrales du capitalisme – la vertu transformatrice de la consommation – n’est qu’une autre version de ce que fait miroiter l’addiction.”
Dans sa fac d’Iowa City, où poètes et étudiant·es se côtoyaient dans
une joyeuse émulation, Jamison raconte que planait une vieille mythologie selon laquelle l’alcool serait un puissant stimulant à la création littéraire. Mais elle observe que cette image romantique concerne toujours des hommes et que la dépendance est diversement valorisée selon la couleur de peau ou la classe sociale. Jamison se livre alors à une analyse radicale sur la façon dont son pays a mythifié l’alcool des hommes blancs intellectuels, et diabolisé la drogue des Noir·es pauvres : “Les alcooliques sont des génies torturés ; les toxicomanes, des zombies déviants. […] Les célébrités dépendantes bénéficient d’onéreuses cures de désintoxication. Les pauvres passent directement par la case prison.”
L’analyse politique se double d’une analyse féministe avec une lecture d’oeuvres de Marguerite Duras et Jean Rhys. Jamison constate que sur l’alcool, ces écrivaines n’ont pas écrit les mêmes choses que les hommes : “Marguerite Duras écrivit certainement ivre, mais sans la moindre illusion sur ce que la boisson pouvait apporter à son travail.” Et leur dépendance n’a jamais été regardée comme celle de leurs confrères. “Rhys ne se perçut jamais comme un génie solitaire, à l’instar des
écrivains masculins alcooliques de sa génération. Elle fut toujours contrainte de se considérer comme une mère incapable.” Enfin, Jamison s’interroge : et si l’abstinence était plus créative que l’alcool ? Plongeant dans les écrits des uns et des autres, notamment lorsqu’il·elles sont en période de sevrage, elle démonte implacablement les clichés.
Aux côtés des récits d’écrivain·es, Jamison porte une attention particulière à ceux des Alcooliques anonymes, qu’elle a rejoints lorsqu’elle a arrêté de boire. Les réunions auxquelles elle assiste, durant lesquelles chacun·e raconte son expérience devant des inconnu·es, ont modifié sa perception de l’écriture autobiographique.
Sa rencontre avec les AA lui a permis de s’atteler à la rédaction de ces Récits de la soif : “La morale des Alcooliques anonymes était la clé de cette ambition paradoxale : avoir la conviction que chaque personne n’était qu’un véhicule délivrant une histoire et la foi que jeter la lumière sur son existence est une manière d’être utile au-delà de soi-même.”
Récits de la soif
– De la dépendance à la renaissance (Pauvert), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, 544 p., 25 €, en librairie le 10 février