Les Inrockuptibles

La longue marche de la librairie française

- Mathieu Dejean

Alors que le confinemen­t a mis en lumière à la fois le rôle indispensa­ble des librairies pour soutenir la diversité éditoriale et leur fragilité économique, un livre signé PATRICIA SOREL raconte leurs combats au long cours et comment elles se sont adaptées à leur époque.

C’EST UN FAIT MAJEUR DES CONFINEMEN­TS SUCCESSIFS que nous avons vécus en 2020. Alors que les librairies, jugées “non-essentiell­es”, étaient contrainte­s de fermer, un formidable élan de solidarité s’est levé en France pour les soutenir. A la fin de l’année, l’achat d’un livre dans une librairie était devenu plus que jamais un “acte citoyen”. Comme si, malgré l’épreuve du temps, la France s’était souvenue des longs combats que la librairie a menés pour la défense de la littératur­e. Patricia Sorel, maîtresse de conférence­s en histoire à l’université Paris-Nanterre, raconte par le menu cette longue marche dans sa Petite Histoire de la librairie française. La Révolution française est un moment fondateur :

“Les rebords des quais sont couverts de livres ; il y en a encore plus que de marchands de gâteaux ; il faut qu’on lise prodigieus­ement car partout vous ne voyez que des brochures étalées.

Il y a des librairies sur roulettes qui s’enfuient quand il pleut et qui reviennent quand le soleil reparaît”, décrit l’écrivain Louis-Sébastien Mercier (1740-1814).

C’est une constante : quand la France respire – politiquem­ent, socialemen­t –, les librairies germent et le livre prospère ; quand elle étouffe, les librairies s’éteignent, la diversité éditoriale se fane, les idées ne circulent plus. Sous l’Ancien Régime, une armée de l’ombre permet la diffusion de l’Encyclopéd­ie de Diderot et

d’Alembert, interdite par le pouvoir royal et mise à l’Index par le pape en 1759. La Société typographi­que de Neuchâtel imprime ses volumes et leur fait passer clandestin­ement les frontières grâce à des contreband­iers. Malgré la censure, 4 000 exemplaire­s d’une première édition in-folio se frayent un chemin vers les lecteur·trices en Europe, et 8 000 volumes de l’édition in-quarto.

Au XIXe siècle, la librairie se développe enfin au grand jour. Paris en compte 330 en 1816, et 550 en 1846. Balzac se fait l’écho de cette croissance en 1830 :

“L’immense consommati­on de livres a décuplé l’importance du commerce de la librairie. En 1750, un livre n’allait pas, fût-ce L’Esprit des lois,

en plus de trois ou quatre mille mains ; aujourd’hui l’on a vendu trente mille exemplaire­s des premières Méditation­s de Lamartine [...] et, chose miraculeus­e, l’on a plus répandu, pendant ces cinq dernières années, d’exemplaire­s de Rabelais que depuis cent ans.” Il faut attendre les Rougon-Macquart de Zola pour que le roman entre pleinement dans l’ère de la consommati­on de masse : en 1892, les tirages de

La Débâcle s’élèvent à 176 000 exemplaire­s.

Alors que le livre fut longtemps réservé à une élite qui ne jurait que par le classicism­e et le catholicis­me, les libraires participen­t au rayonnemen­t de la littératur­e romanesque de leur temps. Patricia Sorel exhume le nom d’un vendeur que le Tout-Paris plébiscite : Achille, de la Librairie nouvelle, fondée en 1849 sur le boulevard des Italiens. Jules Renard note dans son Journal : “Si l’on est bien avec Achille, c’est une vente assurée de 100 exemplaire­s.” Adrienne Monnier, qui ouvre en 1915 la Maison des Amis des Livres, spécialisé­e en littératur­e contempora­ine, se démène aussi pour défendre Gide, Proust, Valéry ou encore Apollinair­e, quitte à aller contre le vent dominant. C’est un invariant qui ne quitte pas la profession jusqu’à aujourd’hui : libraire est une “vocation” voire un “apostolat” qui s’oppose à “tous ces commerçant­s qui se servent du livre au lieu de le servir” (dixit le libraire Jacques Van Moé). D’où la guerre continuell­e qui oppose les librairies aux supermarch­és et clubs de livres (comme France Loisirs).

Patricia Sorel consacre de belles pages à des libraires pionniers (René Hilsum de la librairie Au sans pareil, premier éditeur des surréalist­es), résistants (Jean et Pierre Chaffanjon, dont la librairie sert de boîte aux lettres aux résistants à Besançon sous l’Occupation) ou encore militants (La Joie de lire de François Maspero, état-major culturel de l’opposition à la guerre d’Algérie). Tous célèbrent à leur manière le maillon humain essentiel à la chaîne du livre.

 ??  ?? Adrienne Monnier, en 1937, devant sa librairie, la Maison des Amis des Livres, rue de l’Odéon, Paris
Adrienne Monnier, en 1937, devant sa librairie, la Maison des Amis des Livres, rue de l’Odéon, Paris
 ??  ?? Petite Histoire de la librairie française (La Fabrique), 248 p., 15 €
Petite Histoire de la librairie française (La Fabrique), 248 p., 15 €

Newspapers in French

Newspapers from France