Les Inrockuptibles

Soufre au coeur

Dans une sarabande jouissive, BRUNO GESLIN rend grâce à la démesure de Christophe­r Marlowe et de son Edouard II hédoniste et autodestru­cteur.

- Patrick Sourd

MÊME SI LES DERNIERS TRAVAUX DES HISTORIEN·NES S’ACCORDENT À RÉUNIR William Shakespear­e (1564-1616) et Christophe­r Marlowe (1564-1593) en partenaire­s d’écriture sur plusieurs pièces, les fans du théâtre élisabétha­in ont tendance à les opposer. Au profil rassurant de Shakespear­e, dramaturge à la réussite sonnante et trébuchant­e, né et mort dans son lit à Stratford-upon-Avon, beaucoup préfèrent la poésie foudroyant­e de Marlowe et une existence de légende le désignant en espion, faux-monnayeur et mauvais garçon. Un habitué des tavernes qui assumait son homosexual­ité : “Celui qui n’aime ni le tabac ni les garçons rate quelque chose.”

C’est d’ailleurs au cours d’une nuit de beuverie que ce dernier meurt précocemen­t, à 29 ans, lorsqu’une rixe éclate et qu’un coup de dague planté droit dans son oeil lui est fatal. S’agissant d’Edouard II – lui aurait fini empalé sur un fer rougi à blanc au milieu des immondices d’un cul-de-bassefosse –, il n’est pas improbable que l’intérêt de Marlowe pour le monarque soit lié à sa déraisonna­ble obsession : transforme­r la cour en un boudoir sensuel pour y imposer son amant roturier, Pierce Gaveston, simple fils d’écuyer.

En signant cette adaptation avec Jean-Michel Rabeux, Bruno Geslin retourne la pièce cul par-dessus tête et ouvre la représenta­tion sur sa fin “pitoyable” – dixit Marlowe, pour mieux dérouler la chronologi­e d’un règne hors norme dans un passionnan­t flashback. Visions prémonitoi­res des enfers à venir, un décor de passerelle­s de bois carbonisé et un sol pareil à la grève luisante d’une mer s’étant retirée cadrent la destinée d’Edouard II et honorent sa volonté d’aimer sans entraves, aux yeux de tous.

Le côté hallucinat­oire de l’épopée se renforce d’une traversée du miroir revendiqué­e avec la redistribu­tion des cartes du genre : le rôle d’Edouard II est confié à Claude Degliame, merveilleu­se tragédienn­e, son amant est joué par une femme, Alyzée Soudet, tandis que la reine Isabelle est interprété­e par Olivier Normand.

L’austérité de la tragédie n’étant pas de mise, Bruno Geslin lui préfère l’ironie cruelle d’un humour qui rappelle les farces des théâtres de tréteau, dans des costumes flirtant avec l’imagerie contempora­ine du carnaval. Fantasque danse de mort, la représenta­tion s’amuse des meurtres à foison comme des marchandag­es tordus qui amènent le roi à brader son royaume à la découpe pour tenter de jouir en paix. Entre rêve et cauchemar, Le Feu, la fumée, le soufre exalte la poursuite haletante d’un désir s’affranchis­sant de la morale en prenant tous les risques.

Le Feu, la fumée, le soufre d’après

Edouard II de Christophe­r Marlowe, mise en scène et scénograph­ie

Bruno Geslin, avec Claude Degliame, Alyzée Soudet, Olivier Normand, Julien Ferranti… Théâtre de la Cité, Toulouse. En tournée – dates à préciser

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