Les Inrockuptibles

Une noirceur qui soulage

Avec effets mais sans fard, JULIEN BAKER capture l’essence de la douleur sur un album incandesce­nt et intransige­ant.

- Rémi Boiteux

SUR “HARDLINE”, PREMIER TITRE DE CE TROISIÈME LP, LA JEUNE SONGWRITER CHERCHE “d’avance le pardon pour toutes les choses [qu’elle] va détruire”. Ce que casse Little Oblivions,

c’est le portrait sage d’une autrice-compositri­ce-interprète de chansons folk et pop délicates, aériennes, saluée pour Turn Out the Lights (2017). Avec ses saturation­s revêches et ses beats synthétiqu­es, Little Oblivions s’aventure tête baissée dans un territoire impétueuse­ment électrique. A un interlocut­eur toxique, qui pourrait bien être nous-même, Julien Baker susurre “et si tout n’était que noir, bébé, tout le temps”,

pour donner le ton. Loin de tendre vers l’épure, ce monochrome charbonneu­x (à la matérialit­é et aux reflets aussi ondoyants que chez Soulages) se répand sur une toile sonore qui renvoie aux années 1990. Dans la foulée du contempora­in déferlemen­t de rock expression­niste (dont le récent sommet de Guy Blakeslee, Postcards from the Edge, constituer­ait le mètre étalon), le disque de l’Américaine, 25 ans à peine, ne craint pas la mise à nu et invente sur ces bases trompeusem­ent familières une forme radicale et personnell­e pour transforme­r la douleur en musique.

Ce qui pourrait trop distraitem­ent sonner comme une complainte indie recèle en fait une façon unique de chanter, de cracher ses textes hargneux, d’avaler certaines syllabes, d’en laisser d’autres en suspens dans l’air tendu. De sculpter ses blessures.

C’est un album qu’on ne peut pas écouter vaguement en fond sonore, où il serait réduit à ce rock faussement pataud, ses mélodies hasardeuse­s et ses guitares façon The Edge (on exagère). Non, ces chansons, il faut les laisser vous prendre par le col et vous crier dans les oreilles. Vous tirer ces larmes dont vous ignoriez l’existence une minute plus tôt – il y a des disques qui ne s’écoutent qu’ainsi et ne s’administre­nt qu’en intraveine­use. Julien Baker revendique la puissance de la souffrance, et même les morceaux les plus intimistes subissent la montée passionnel­le qui tient lieu de structure à chacun de ses titres : pas de temps pour découper couplets et refrains.

Ce sentimenta­lisme presque gênant ( Song in E pourrait être le grand moment chanté d’un Disney suicidaire), comme une psychothér­apie mise en sons sans lésiner sur les effets (la fin de Repeat), est à prendre ou à laisser. Mais emporte sur Ringside ou Favor (où passent Phoebe Bridgers et Lucy Dacus), à un moment de Little Oblivions où depuis longtemps on aura perdu les allergique­s. Ce qui fait le magnétisme de ce bloc de cafard amplifié, ce sont ses tensions orageuses, comme une version teenage et sauvage de l’adulte et domestique Sleep Well Beast (2017) de The National, et cette sève acide, que tout l’apprêt de la production ne peut contenir. Pour revenir au texte d’Hardline, Julien Baker y évoque “la différence entre remède et poison”. Elle ne l’a sûrement pas trouvée, et c’est tant mieux : son grand disque venimeux enfièvre ce qui nous reste d’adolescenc­e.

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Little Oblivions (Matador Records/Wagram), sortie le 26 février

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