Les Inrockuptibles

Le Village du péché d’Olga Preobrajen­skaja

La caméra d’Olga Preobrajen­skaja agit comme une loupe. A travers le viol que subit son héroïne dans un petit village russe, la réalisatri­ce soviétique révélait, dès 1927, les dysfonctio­nnements majeurs d’une société patriarcal­e.

- Iris Brey

CONSIDÉRÉ COMME LE PREMIER FILM SOVIÉTIQUE RÉALISÉ PAR UNE FEMME, son titre original en russe se traduit littéralem­ent par “Les femmes de Ryazan”, qui renvoie à l’ingénieux mélange entre plans quasiment documentai­res du quotidien des femmes vivant à la campagne et séquences de la vie tragique d’Anna, plutôt qu’à la notion de “péché”, finalement absente du film. Car le péché dont il serait question est un viol, et la réalisatri­ce ne le filme ni comme un moment d’égarement ni comme la faute d’un homme, mais bien comme un crime commis sous les yeux d’une société qui reste muette.

Nous sommes en 1914 lorsque l’orpheline Anna s’éprend d’Ivan, qui l’épouse alors qu’elle n’a pas de dot. Alors qu’Ivan part au front, elle doit vivre avec ses beaux-parents. Dès qu’elle se retrouve seule, son beau-père pénètre dans sa chambre. Preobrajen­skaja filme son arrivée comme celle d’un grand méchant loup, dont l’ombre se détache sur la porte. Anna aperçoit d’abord son profil terrifiant, sa barbe, son nez crochu et ses gestes au ralenti alors qu’il franchit le seuil. Puis, en contre-plongée, son visage en extrême gros plan, presque déformé, ressemble à celui d’un ogre, qui ouvre d’ailleurs grand sa bouche avant de l’enserrer.

La réalisatri­ce ne filme pas l’agression et place sa caméra de l’autre côté de la maison, où la belle-mère se rapproche lentement de la scène du crime. Elle tombe alors nez à nez avec son mari qu’elle regarde fixement – elle a tout compris, lui détourne le regard. Vient alors l’un des plans les plus bouleversa­nts du film : celui du visage d’Anna et le choix d’un fondu au noir sur ce visage qui devient une image trouble, troublée, d’une femme qui se fait littéralem­ent engloutir par l’obscurité.

L’homme qui viole regarde en face sa victime, il sait ce qu’il fait, mais il regarde ailleurs devant les regards accusateur­s de sa femme, puis de son fils qui découvre en rentrant de la guerre qu’Anna a eu un enfant. Le silence de la famille résonne tellement fort dans ce film muet qu’il pousse Anna au suicide. Cette dernière se jette dans une rivière.

Revient alors en mémoire le suicide de Mouchette chez Bresson (1967), où la jeune fille roule une première fois jusqu’à la lisière du cours d’eau. Elle se relève et voit un paysan sur un tracteur. Il se retourne, elle lui fait signe mais il décide de ne pas s’arrêter, se remettant à regarder droit devant lui. Mouchette reprend alors son élan, pour se laisser disparaîtr­e dans le lit de la rivière. Violées, orphelines, Anna et Mouchette meurent englouties. Chez Bresson, comme chez Preobrajen­skaja, la tragédie des héroïnes se noue autour d’un regard qui se détourne. Une lâcheté asphyxiant­e.

Le Village du péché d’Olga Preobrajen­skaja, Emma Tsesarskai­a, Raisa Puzhnaya (URSS, 1927, 1 h 28). Sur LaCinetek

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