Les Inrockuptibles

La narrative nonfiction et ses textes phares

- TEXTE Nelly Kaprièlian

Près de cinquante ans après The New Journalism, l’anthologie manifeste de Tom Wolfe, l’universita­ire ROBERT S. BOYNTON redéfinit les contours d’un genre plus à la mode que jamais en rassemblan­t dans un livre de longs entretiens qu’il a effectués avec les maîtres américains du reportage littéraire. Retour sur sa généalogie et ses plus grandes figures.

EN PUBLIANT SES ENTRETIENS AVEC LES GRANDES PLUMES DU JOURNALISM­E LITTÉRAIRE, de Gay Talese à William Finnegan, de Jane Kramer à Adrian Nicole LeBlanc, Robert S. Boyton – qui enseigne le journalism­e littéraire, ou narrative nonfiction, à la New York University – nous fait plonger dans les arcanes de la création du reportage littéraire à l’américaine. Car c’est en effet aux Etats-Unis que ce genre a pris une telle envergure, s’est imposé à la fois dans la presse et en littératur­e, et a vu surgir en grand nombre des maître·esses incontesté·es du genre, qu’il·elles viennent pour la plupart d’abord de la presse, ou parfois du roman lui-même (Truman Capote, Norman Mailer), ou qu’il·elles finissent par en écrire (Tom Wolfe, Joan Didion). De Nellie Bly, l’ancêtre du journalism­e gonzo, à Tom Wolfe, qui a théorisé le genre du Nouveau Journalism­e en 1973 ; de Gay Talese, qui, inspiré par ses racines italiennes, s’est impliqué intimement dans la vie quotidienn­e et familiale d’un parrain de la mafia, à Ted Conover, qui s’est immergé dans une prison d’Etat, ou Adrian Nicole

LeBlanc, qui a passé dix ans avec des habitant·es du Bronx, Robert S. Boyton retrace l’histoire d’un genre qui est devenu presque plus prestigieu­x que le roman aux Etats-Unis (et aussi vendeur) et livre le secret des méthodes de travail de chacun·e. Une bible de la narrative nonfiction.

D’abord, comment définissez-vous précisémen­t ce genre ?

Robert S. Boynton — Les gens utilisent toutes sortes de termes : narrative nonfiction, journalism­e littéraire, reportage littéraire. Je préfère ce dernier terme, parce qu’il place le fait de “faire du reportage” au centre. Le journalism­e littéraire est un terme que tout le monde comprend, mais sur lequel personne ne tombe vraiment d’accord. Je préfère une définition fonctionne­lle : l’acte de journalism­e littéraire a lieu quand quelqu’un explore le monde factuel d’une manière imaginativ­e, le but étant de le re-décrire et de commenter sous forme d’histoire. Le journalism­e littéraire maintient un attachemen­t fort aux faits générés par le reportage et les recherches. Pour ma part, je dirais que le journalism­e littéraire est comme une boîte à outils qui peut être utilisée par n’importe qui dans n’importe quel contexte, seulement limitée par l’engagement, l’imaginatio­n et la sincérité de l’utilisateu­r. Les outils sont assez simples, tels que résumés par Tom Wolfe dans son texte manifeste sur le Nouveau Journalism­e de 1973. Le journalism­e littéraire comprend un élément visuel fort qui favorise la descriptio­n de scènes et le dialogue au détriment de citations courtes ; c’est un genre qui prête attention aux nuances sociales, présume toujours du fait que l’écrivain écrit d’un certain point de vue, bien que pas nécessaire­ment le sien, qu’il y ait de la subjectivi­té.

Où et quand est-il né ?

Même si le reportage littéraire est très américain, il a ses origines en Angleterre, dès le XVIIIe siècle, avec des auteurs comme Daniel Defoe, Jonathan Swift, Joseph Addison, Richard Steele et Samuel Johnson. La distinctio­n entre fiction et non-fiction n’était pas aussi claire qu’aujourd’hui, et ils écrivaient en combinant de la fiction, des essais et du journalism­e. La tradition se poursuit au XIXe et au XXe siècles avec Charles Dickens et George Orwell. Aux Etats-Unis, Mark Twain, Stephen Crane, Nellie Bly, Jacob Riis, H. L. Mencken, Ernest Hemingway, Lillian Ross, James Baldwin, Joseph Mitchell, A. J. Liebling, John Hersey, et

Tom Wolfe qui a popularisé la forme. Ce que nous considéron­s aujourd’hui comme du reportage littéraire a commencé à apparaître, par exemple, à travers les textes de Crane, Riis et Bly au sujet de New York City : ce sont eux qui ont établi le standard d’une forme distinctem­ent américaine du journalism­e littéraire.

Comme la technologi­e (la presse écrite, les services de dépêches, internet) a permis de délivrer des news plus rapidement, le besoin de journalist­es pour les décrypter a augmenté. Et plus étonnant est le spectacle, plus grand est ce besoin de manier des concepts littéraire­s (satire, symbolisme, métaphore, allégorie, etc.) avec lesquels construire une histoire qui fasse sens.

Comment expliquez-vous que la narrative nonfiction ait explosé aux Etats-Unis, qui comptent

nombre de grandes plumes du journalism­e littéraire ?

Depuis l’époque de Benjamin Franklin, l’Amérique a été une culture empirique. C’est une culture de l’informatio­n : plus orientée vers les faits que vers la théorie. Ceux qui se sont installés aux Amériques ont pris l’expression “Nouveau Monde” très au sérieux. Confrontés à un nouveau continent plein de formes de vie étranges et de mystères potentiell­ement utiles ou menaçants, les Américains ont toujours privilégié l’enquête exacte, le reportage fidèle aux faits. Mais aussi, dépossédés d’un lointain passé sur la base duquel faire mythe, nous avons souvent recherché le mythe dans l’ici et maintenant, dans l’histoire immédiate. En partant des faits, le journalism­e littéraire américain les a tissés dans des textes de journalism­e imaginatif­s.

Ce genre ne s’inscrit-il pas aussi dans la continuati­on des romans réalistes français (par Balzac, Zola, etc.) ?

Absolument ! En fait, Tom Wolfe a aussi noté l’importance du réalisme anglais dans son introducti­on à The New Journalism.

Tom Wolfe est un cas fascinant. C’est vraiment lui qui théorise le genre pour la première fois ?

C’est lui qui le théorise au XXe siècle, mais Matthew Arnold avait déjà utilisé le terme dans les années 1880 pour décrire le travail novateur publié dans la Pall Mall Gazette. Quand Wolfe publie son manifeste The New Journalism, il a déjà écrit des livres qui ont été des best-sellers. Il est en train de devenir riche et célèbre, mais il veut davantage. Il veut être à la tête d’un nouveau mouvement littéraire. On peut voir l’écriture de son manifeste comme une tentative de se promouvoir lui-même, comme une façon de faire sa propre publicité. Mais je crois qu’il avait vraiment un but plus élevé que ça : se mettre en avant comme le chef de file du premier tournant de la littératur­e américaine depuis un demi-siècle. Comme il l’écrit dès le premier paragraphe.

Tom Wolfe fait partie des plumes du reportage littéraire les plus connues en France, avec Nellie Bly (une découverte récente ici), Joan Didion (lire aussi p. 65), Joseph Mitchell, Gay Talese, Hunter S. Thompson. Comment décririez-vous les caractéris­tiques et le style de chacun·e ?

Nellie Bly est celle qui a inventé une nouvelle forme de journalism­e d’investigat­ion et fut la journalist­e la plus célèbre, la mieux payée de son temps [dans les années 1880-1890]. Il n’est pas exagéré de dire que c’est elle qui a inventé le genre du reportage undercover. En 1887, elle a accepté de feindre la folie pour enquêter sur les traitement­s brutaux et la négligence que subissaien­t les internées du Women’s Lunatic Asylum sur Blackwell’s Island, à New York. Ses articles, et le livre qu’elle en a tiré [ Ten Days in a Mad-House, 1887, réédité chez Points en 2016], l’ont rendue célèbre du jour au lendemain. Après ça, chaque article qu’elle écrivait faisait la couverture, et Bly est devenue un personnage reconnaiss­able dans toutes ses enquêtes.

Joan Didion est celle qui a eu la plus ample carrière parmi les noms du

“Le journalism­e littéraire est comme une boîte à outils qui peut être utilisée par n’importe qui dans n’importe quel contexte, seulement limitée par l’engagement, l’imaginatio­n et la sincérité de l’utilisateu­r”

Nouveau Journalism­e – essayiste, scénariste, journalist­e politique, romancière. Elle est certaineme­nt la plus poétique parmi ces Nouveaux Journalist­es et la plus connue pour son style. Joseph Mitchell est né dans le sud des Etats-Unis et s’est toujours senti comme un outsider

à New York, il a donc été toute sa vie attiré par les outsiders. Et il a écrit à leur sujet avec une forme de compassion littéraire qui leur donnait de la valeur pour ce qu’ils étaient, sans condescend­ance, et sans flatterie non plus. Les critiques ont comparé ses personnage­s à ceux des romans de Dickens.

Quant à Gay Talese, il faisait des reportages pour le New York Times et les a déployés dans dix livres (presque tous des best-sellers) ou des articles devenus des classiques du genre, tel “Sinatra a un rhume”, portrait de Frank Sinatra qu’il a réalisé pour Esquire

en 1966 [réédité aux Editions du sous-sol en 2018]. Talese est capable de passer des années à faire des recherches pour chacun de ses livres, collectant une foule de détails et de faits que beaucoup d’écrivains jugeraient inintéress­ants. “Je veux évoquer le courant fictionnel qui s’écoule derrière chaque flot de réalité”, a-t-il dit un jour.

Hunter S. Thompson a commencé comme journalist­e sportif au Washington Post et a fini sa carrière en devenant un exemple classique du gonzo journalism, terme qui fut inventé pour qualifier son travail. Il s’est toujours mis en scène dans son journalism­e, à commencer par son livre de 1967 sur les Hell’s Angels [ Hell’s Angels, Folio, 2011], où il est battu par les membres du gang de motards dans les dernières pages. La place prise par son “personnage” a augmenté parallèlem­ent à sa consommati­on de drogue et d’alcool. A la fin de sa vie, il était plus célèbre comme “personnali­té” que comme journalist­e.

Il semble que le magazine

The New Yorker ait joué un rôle crucial dans le développem­ent du reportage comme genre littéraire…

Oui, son rôle a été immense dans l’histoire du journalism­e américain. D’abord parce que le New Yorker a publié nombre d’auteurs des plus influents, comme Joseph Mitchell, Lillian Ross, Truman Capote, John Hersey, Janet Malcolm, Calvin Trillin et beaucoup d’autres. Ensuite parce que ce fut, pour un temps, le magazine le plus prospère de l’Amérique, qui avait les moyens d’envoyer ses écrivains autour du monde et de les payer suffisamme­nt bien pour qu’ils puissent passer des mois, voire des années sur l’écriture d’un texte. S’il y a une école New Yorker, son “doyen” est Joseph Mitchell, dont la prose discrète, élégante a inspiré des génération­s d’écrivains.

Quelle est la différence entre le Nouveau Journalism­e des années 1960-1970 et celles et ceux que l’on désigne aujourd’hui sous le terme de Nouveaux Nouveaux Journalist­es ?

Les deux mouvements sont liés. La liberté littéraire et journalist­ique que les Nouveaux Nouveaux Journalist­es tiennent pour acquise a été conquise par le travail de la génération précédente. C’est difficile de généralise­r, mais je dirais que les NNJ ont davantage tendance à suivre leurs histoires sur des temps longs, comme dans le travail de William Finnegan, Adrian Nicole LeBlanc, Leon Dash, qui tous suivent les personnes sur lesquelles ils travaillen­t pendant des années.

Dans chacune des interviews que vous réalisez, vous faites parler les journalist­es de leurs méthodes

de travail. Quelles sont celles que vous retenez ?

Voici celles que je recommande à mes étudiants… Jane Kramer demande à ses sujets de leur raconter “l’histoire de leur vie” et note la date à laquelle ils la font démarrer (hier ? L’année dernière ? Il y a cent ans ?). Michael Lewis sort et fait des trucs avec les gens sur lesquels il écrit, car il pense que les gens sont plus intéressan­ts en mouvement qu’en étant assis. Adrian Nicole LeBlanc demande à ses sujets de lui faire faire “la visite” de leur vie, de l’emmener dans tous les lieux importants où ils ont passé du temps. Parfois, elle leur donne de quoi s’enregistre­r, comme ça ils peuvent prendre des notes vocales pour elle, et ainsi lui dire des choses qu’ils n’oseraient pas dire quand elle est en face d’eux. Je n’ai choisi aucun des journalist­es présents dans mon livre en fonction du choix des sujets sur lesquels ils travaillen­t, mais sur la profonde réflexion qu’ils mènent sur leurs méthodes en tant que journalist­es, et comment celles-ci s’expriment dans leurs écrits.

Comment expliquez-vous que les fake news, ou les complotist­es à la QAnon, soient si importante­s aux Etats-Unis, terre d’un aussi brillant journalism­e ?

Le scepticism­e est l’une des traditions de la culture américaine, tout comme la croyance dans la conspirati­on. Ce qui est différent aujourd’hui, c’est que ces idées peuvent circuler beaucoup plus facilement par les médias sociaux. Et le fait que Donald Trump ait accéléré le rythme de leur circulatio­n. Depuis que Twitter a fermé son compte, la présence conspirati­onniste sur les médias sociaux a chuté de 70 %.

Le Temps du reportage – Entretiens avec les maîtres du journalism­e littéraire (Editions du sous-sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michael Belano, 688 p., 29 €

“Le New Yorker a été le magazine le plus prospère de l’Amérique, qui avait les moyens d’envoyer ses écrivains autour du monde et de les payer suffisamme­nt bien pour qu’ils puissent passer des mois, voire des années sur l’écriture d’un texte”

 ??  ?? Tom Wolfe, théoricien du Nouveau Journalism­e, à New York, fin 1965
Tom Wolfe, théoricien du Nouveau Journalism­e, à New York, fin 1965
 ??  ??
 ??  ?? Gay Talese, reporter pour le New York Times et auteur de classiques du genre, en 1992
Gay Talese, reporter pour le New York Times et auteur de classiques du genre, en 1992
 ??  ?? Truman Capote à la prison de San Quentin (Californie), lieu de tournage de l’adaptation de De sang-froid par Richard Brooks en 1967
Truman Capote à la prison de San Quentin (Californie), lieu de tournage de l’adaptation de De sang-froid par Richard Brooks en 1967
 ??  ?? Nellie Bly, pionnière du reportage littéraire, en 1890
Nellie Bly, pionnière du reportage littéraire, en 1890

Newspapers in French

Newspapers from France