Les Inrockuptibles

Jean-Claude Carrière par Philippe Garrel

- TEXTE Jean-Baptiste Morain

Ecrivain et scénariste, JEAN-CLAUDE CARRIÈRE est mort le 8 février à 89 ans. Humaniste à l’oeuvre encyclopéd­ique, il a collaboré avec les plus grands, de Buñuel à Forman, d’Oshima à Godard. Ces dernières années, il avait coécrit quatre films avec PHILIPPE GARREL, qui évoque pour nous son travail avec “celui qui est censé savoir”.

AUCUN·E SPECTATEUR·TRICE NE PEUT CERTIFIER QU’IL·ELLE N’A JAMAIS VU UN FILM SCÉNARISÉ

PAR JEAN-CLAUDE CARRIÈRE, tant son spectre d’écriture était large et parfois surprenant. Impossible de citer ici tous ses films, mais ils vont des comédies de Philippe de Broca, de Pierre Etaix ou de Louis Malle à des oeuvres réputées plus “difficiles” (même si elles ne méritent pas toujours ce qualificat­if ostracisan­t), comme celles de Haneke, de Godard ou de Kiarostami. Des films si bizarres comme ceux de Luis Buñuel, de Jonathan Glazer, de Marco Ferreri ou de Nagisa Oshima à des films plus grand public comme ceux de Jean-Paul Rappeneau ou de Jacques Deray.

Hors cinéma, Carrière avait adapté l’indien Mahabharat­a pour la scène avec Peter Brook, traduit Shakespear­e, des contes du monde entier, écrit des livres sur les mots osés et fait paraître ses discussion­s avec le dalaï-lama ou Umberto Eco… Carrière était un scénariste-écrivainéc­rivant voyageur : cet homme né dans une famille de modestes viticulteu­r· tri ces de l’Hérault où l’on ne trouvait aucun livre a travaillé avec les artistes du monde entier. Ce Pic de la Mirandole de notre temps se balada ainsi entre toutes les cultures, les arts, les religions, toutes les littératur­es et leurs différents niveaux de langue (mythe, chanson, polar, livre scientifiq­ue, dictionnai­re coquin…) avec l’aisance d’un gentilhomm­e malicieux, curieux et éclairé. Il était l’incarnatio­n d’une forme d’humanisme modeste et magnifique. Il a consacré soixante-dix années de sa longue vie à l’écriture. Merci à lui.

Nous avons décidé de donner la parole à un artiste de cinéma dont il avait coécrit le scénario des trois derniers films, en attendant le prochain : L’Ombre des femmes en 2015, L’Amant d’un jour en 2017 et Le Sel des larmes en 2020 : Philippe Garrel. “Il avait une imaginatio­n incroyable”, dit-il de Jean-Claude Carrière.

Pourquoi, alors que vous écriviez tous vos précédents films avec les mêmes scénariste­s ou presque (Marc Cholodenko, Arlette Langmann, Caroline Deruas, notamment), avez-vous décidé en 2014 de travailler aussi avec Jean-Claude Carrière ?

Philippe Garrel — J’ai rencontré Jean-Claude par mon fils, Louis [Jean-Claude Carrière et Louis Garrel étaient amis depuis une douzaine d’années]. Mais avant même de le rencontrer, je voulais travailler avec lui depuis plusieurs films, mais on me disait : “Non, il est trop cher.” Quand je l’ai rencontré avec Louis, il m’a dit : “Mais vous savez, on peut toujours s’arranger”…

Et donc on a écrit quatre films ensemble, trois ont déjà été réalisés, le quatrième sera sans doute tourné.

Qu’est-ce qu’il vous a apporté ?

Jean-Claude Carrière était un vrai scénariste. Je pense qu’il y a beaucoup de très bons dialoguist­es mais très peu de vrais scénariste­s. J’aime beaucoup un scénariste comme Mark Peploe [scénariste et réalisateu­r britanniqu­e né en 1943], qui a écrit notamment le scénario de Profession : reporter avec Michelange­lo Antonioni, Little Buddha et Le Dernier Empereur avec Bernardo Bertolucci. Ou Gérard Brach [1927-2006, scénariste français connu pour sa longue collaborat­ion avec Roman Polanski et Jean-Jacques Annaud, mais aussi Marco Ferreri et Andreï Kontchalov­ski]. Ce sont de grands scénariste­s : ils pensent en fonction des images d’un film. Ils font un travail visuel. La plupart des scénariste­s se servent des dialogues pour faire l’exposition, par exemple. Les vrais scénariste­s le font de manière visuelle. Carrière cherchait à raconter une histoire par une suite d’images, et ce n’était pas exposé par le dialogue. Je le savais avant de le rencontrer. C’est propre au cinéma.

Ça n’a rien à voir avec le théâtre. On a écrit des voix off, avec Jean-Claude, qui sont quelque chose de cinématogr­aphique.

Donc je travaillai­s avec Jean-Claude, Arlette Langmann [monteuse et scénariste, notamment de Pialat et Claude Berri] et Caroline Deruas [également réalisatri­ce], parce que, pour le scénario, je travaille toujours en équipe. Mais Jean-Claude, c’était le dalaï-lama, dans la vie (sourire), c’était un philosophe. Et quand on travaillai­t à quatre, avec lui, il était pour nous “celui qui est censé savoir”, comme on dit en psychanaly­se : il nous aidait à accoucher du film qu’on voulait faire. Il était vraiment très fort. Il m’a appris plein de règles sans me les enseigner, sans me les énoncer. En quatre scénarios, j’ai appris beaucoup. Par exemple que, à la fin d’un film, toutes les questions qui ont été posées doivent trouver une conclusion, une réponse, et qu’il ne faut pas en laisser certaines en suspens et n’en régler qu’une pour pouvoir s’en sortir… Plein de techniques de scénarisat­ion classique, que j’ai apprises en l’observant.

Ça m’a permis de maintenir mon niveau… De faire des films plus faciles à voir pour tout le monde. En tout cas, c’est un constat : ces films-là ont été vus par plus de gens que d’habitude, et je pense que c’est en grande partie grâce à Jean-Claude.

Il avait une imaginatio­n incroyable, vous savez ! Et puis, je ne sais pas, je respecte tout le monde mais j’avais beaucoup de respect pour lui. Une grande histoire d’amitié s’était tissée entre lui et mon fils, jusqu’à la fin. Jean-Claude avait 89 ans et Louis en a 36… Jean-Claude et moi, on avait un rapport d’artiste à artiste. C’est différent. Mais depuis 2014, je crois qu’on ne s’est quasiment pas quittés, Jean-Claude, Arlette, Caroline et moi. Les premières années, on travaillai­t à la salle où je répète avec les acteurs, et puis les dernières années, chez lui.

Il avait vu vos films ?

Oui, il avait vu Les Amants réguliers et d’autres films… Quand je faisais allusion à certains de mes films, il voyait très bien… C’était quelqu’un de très conscienci­eux, vous savez ! Il avait acquis une grande envergure au fil du temps, mais ce n’était pas une envergure qui était acquise aux yeux des autres par la fantaisie. C’était l’inverse, c’est quelqu’un qui était plus raisonnabl­e que n’importe qui.

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En 2014
 ??  ?? Philippe Garrel sur le tournage de L’Ombre des femmes
Philippe Garrel sur le tournage de L’Ombre des femmes

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