Les Inrockuptibles

Jacques Rancière

- TEXTE Mathieu Dejean & Jean-Marc Lalanne PHOTO Jules Faure pour Les Inrockupti­bles

A l’occasion de la parution des Mots et les Torts, rencontre avec JACQUES RANCIÈRE. Face à l’irruption de la pandémie qui a rebattu toutes les cartes, le philosophe réagit et analyse les moments politiques qui ont émergé, les possibilit­és de désobéissa­nce face aux pouvoirs dominants et les représenta­tions artistique­s du présent qui l’ont touché.

C’EST AVEC UNE INTERROGAT­ION TENACE EN TÊTE QUE NOUS RENCONTRON­S JACQUES RANCIÈRE CHEZ LUI, À PARIS. Sa vie durant, ce penseur de l’émancipati­on ouvrière, profondéme­nt attaché à l’idée d’égalité, a déconstrui­t les figures d’autorité et la morgue des “sachants”. Comment, depuis ce socle théorique, le philosophe appréhende-t-il une séquence historique où, sous l’effet d’un virus, la parole d’expert·e étouffe toutes les autres et renvoie les vies précaires au mutisme ? Comment l’auteur de livres majeurs comme Le Maître ignorant (1987), La Haine de la démocratie (2005), Le Spectateur émancipé (2008) vit-il ce refoulemen­t radical de l’émancipati­on et du dissensus – condition du débat démocratiq­ue et de l’action politique ? Dans Les Mots et les Torts, un dialogue avec le jeune philosophe espagnol Javier Bassas qui paraît ces jours-ci, l’ancien élève d’Althusser explique comment il a toujours cherché, par l’écriture, à “opposer un monde de l’égalité sans frontières aux identifica­tions et aux distinctio­ns de la pensée inégalitai­re”. C’est peu dire qu’aujourd’hui le monde de l’égalité bégaie et que, dans la guerre des mots, une poignée de clercs et de politiques a pris l’avantage. Des barricades aux “gestes barrières”, Rancière radiograph­ie l’époque, à la recherche de possibilit­és d’un nouveau moment politique.

Lors de notre dernier long entretien avec vous en 2011, en plein Printemps arabe, mouvement des Indignés et Occupy Wall Street, vous faisiez le constat d’un “commenceme­nt de la politique”. Dix ans plus tard, où en sommes-nous ? Qu’est-il advenu de ces commenceme­nts ?

Jacques Rancière — J’ai pour principe de ne jamais faire de grandes considérat­ions historique­s. Bien sûr, l’analyse classique consistera­it à dire que ce commenceme­nt a échoué, parce que tout cela était spontané, éphémère et inorganisé. C’est sûr que ces mouvements se sont enlisés. Mais il n’empêche que c’était une séquence proprement politique, dans le sens où les commenceme­nts que vous évoquez ouvraient d’autres temporalit­és. Le temps de l’émancipati­on rompt avec l’emploi du temps déterminé par le pouvoir d’Etat. Il est assurément rare que les printemps débouchent sur des étés – nous en avons l’expérience. Il y a donc effectivem­ent une coupure par rapport à maintenant. Avant même la pandémie, en 2016, l’autre commenceme­nt politique qu’était Nuit debout n’a pas été capable de résister à une conjonctur­e électorale. C’est aussi ce à quoi nous avons assisté en Espagne et en Grèce : les mouvements politiques émancipate­urs n’ont pas pu briser la règle du jeu. Certains en tirent la conclusion qu’il leur a manqué une

organisati­on. Mais ce qu’ils pensent comme organisati­on est toujours homogène avec la temporalit­é étatique. Donc il faut choisir : soit il n’y a pas de politique du tout – ce qui est après tout une hypothèse –, soit il y en a et elle est définie par les ouvertures opérées par ces sortes de moments.

Selon votre définition de l’émancipati­on comme accession à la visibilité de personnes qui étaient jusqu’alors dans l’ombre, le moment de la crise sanitaire n’est-il pas exactement l’inverse ? Un moment où la parole experte écrase les autres et rejette les invisibles dans les ténèbres ?

Oui, mais l’épidémie n’est pas la seule responsabl­e. Elle a été l’accélérate­ur d’une organisati­on policière du monde qui était déjà en germe. Le fait que tout se passe à distance, le télétravai­l, le télé-enseigneme­nt : tout cela est homogène avec la vision du monde des puissances dominantes. Je ne crois pas que cela constitue un contrôle absolu de nos vies par l’informatiq­ue. C’est plutôt un monde où les rapports sociaux n’impliquent plus le partage d’un même espace. Or, la politique nécessite des rencontres entre des gens qui vivent dans des espaces et des visibilité­s séparés. L’utopie dominante n’est pas tant le contrôle que le fait que chacun soit bien à sa place : l’enseignant, l’élève, et ainsi de suite. Du même coup, les espaces intervalla­ires, comme la rue, sont contrôlés par la police, celle-ci étant tout autant une organisati­on du visible qu’une force répressive.

Partagez-vous l’inquiétude aiguë du philosophe Giorgio Agamben sur les profits que l’industrie sécuritair­e et de la surveillan­ce peut tirer de cette crise, au détriment de nos libertés ?

Il me semble que la conjonctur­e de la pandémie prouve en réalité le contraire de ce qu’on voudrait lui faire démontrer, à savoir cette omniprésen­ce d’un pouvoir sécuritair­e contrôlant les âmes et les corps. Ce que la pandémie a produit, ce n’est pas tant une société de contrôle qu’une société de dispersion. Je pense qu’il y a une grande paranoïa liée au concept même de biopolitiq­ue, qui s’est surajoutée à la paranoïa plus ancienne de la logique marxiste, qui cible toujours un grand pouvoir dissimulé. Tout cela a abouti à cette conjonctur­e où la plupart des pensées qui se veulent d’opposition partagent cette grande obsession d’une puissance irrésistib­le qui s’empare de nos âmes et de nos corps. Dans la mesure où les représenta­tions ne sont pas des idées en l’air mais des manières d’organiser notre monde perçu, supposer cette puissance, c’est la rendre opérante.

Il faudrait donc produire davantage de représenta­tions utopiques en lieu et place des dystopies qui saturent nos fictions contempora­ines ?

On ne peut pas inventer à loisir des utopies ou des avenirs extraordin­aires, mais on peut avoir des récits qui construise­nt

“L’activisme politique a pris un tour qui le rapproche de certaines formes d’interventi­on artistique” – Jacques Rancière. Trois exemples de parole politique et poétique à Paris : manifestat­ion des Gilets jaunes le 16 mars 2019 et dans la rue en 2020

un présent divisé, dans lequel l’adhésion à la vision dominante des choses n’est pas unanime, malgré les efforts des pouvoirs. Ce qui est intéressan­t aujourd’hui, c’est que la conjonctio­n supposée entre pouvoir et science avait tous les moyens de se vérifier. Or on voit bien qu’il y a un écart : ce n’est pas la science médicale qui fonde l’organisati­on du sensible par nos gouverneme­nts.

La parole du corps médical a tout de même l’oreille de l’exécutif. Quelle est votre analyse là-dessus ?

Les clés du destin collectif ne sont-elles pas, plus que jamais, entre les mains des maîtres sachants ?

C’est la logique du consensus que de s’appuyer sur un discours de la nécessité. Le pouvoir médical se loge aujourd’hui dans ce mode de distributi­on de la parole fabriqué essentiell­ement pour la parole de l’expert économique. Il parle d’ailleurs moins comme détenteur de la science que comme gestionnai­re d’hôpitaux, dont les experts économique­s ont précisémen­t fait réduire les moyens. Le pouvoir médical incarne une forme de radicalisa­tion de cette logique consensuel­le qu’il n’a pas créée.

“On ne peut pas inventer à loisir des utopies ou des avenirs extraordin­aires, mais on peut avoir des récits qui construise­nt un présent divisé, dans lequel l’adhésion à la vision dominante des choses n’est pas unanime, malgré les efforts des pouvoirs”

Cette conjonctur­e, qui met en jeu des questions de vie et de mort, n’affaiblit-elle pas la possibilit­é d’émergence du dissensus ? Le virus n’a-t-il pas de ce point de vue précipité une sorte de “fin de l’histoire” ?

Il est évident que les possibilit­és de dissensus aujourd’hui sont extrêmemen­t faibles. On voit bien que les gens qui voudraient lier une action dissensuel­le au refus du confinemen­t ou des vaccins tombent dans la paranoïa complotist­e. C’est vrai que l’espace se trouve actuelleme­nt très fermé.

Est-ce à cause de la répression extrême d’une possibilit­é du dissensus que l’antagonism­e politique ne s’exprime plus que dans un registre irrationne­l, sous la forme de la pensée complotist­e ?

Les types de réaction à la situation varient beaucoup. Mais les gens qui obéissent au pouvoir ne le font pas parce qu’ils le considèren­t comme légitime, ni parce qu’il est savant, mais parce qu’il n’y a aucune raison de risquer la mort pour contredire la parole officielle. Le gros du consensus est donc un consensus sans consenteme­nt de fond. Ce qui aboutit au fait que le non-consensus se promène quelque part entre Agamben et QAnon.

La période se caractéris­e par l’arrivée massive d’un nouveau lexique anxiogène qui remplit notre quotidien : “en guerre”, “confinemen­t”, “couvre-feu”, “gestes barrières”, “état d’urgence”. Cette injonction au repli sur soi peut-elle avoir des effets après la crise ?

Il est très difficile de faire des prévisions sur ce que sera notre réalité après la crise. Mais je pense qu’on a pris des habitudes d’obéissance, plus que des habitudes de confinemen­t, qui vont être difficiles à déraciner, car la mort s’est présentée à nous là où on ne l’attendait pas. C’est ce qui fait la spécificit­é de la situation. L’Occident avait un peu oublié la guerre. Mais que la mort comme phénomène naturel revienne, et contraigne les possibilit­és de la parole et du comporteme­nt de tous les jours, c’est pour nous inédit. Pourtant ce n’est pas une situation neuve. Si la peste noire a constitué une rupture dans l’histoire de l’Occident, les épidémies de choléra ou la grippe espagnole n’ont pas produit des figures de pensée nouvelles. On peut penser que la vie reprendra donc après le Covid-19, sauf qu’il y avait des forces de lutte à ces époques, qui aujourd’hui sont un peu exténuées. Les grands discours dénonciate­urs qui ont accompagné chez nous la pandémie sont une rhétorique sans prise sur ce que nous ressentons.

Ce qui remplace le discours contestata­ire aujourd’hui, dans un contexte de catastroph­e sanitaire intimement liée à la crise climatique, n’est-ce pas une pensée du désastre ? La “collapsolo­gie” ne sort-elle pas renforcée de cette période ?

C’est un peu compliqué. Mon sentiment, c’est que la collapsolo­gie, le catastroph­isme ont plus de poids sur les secteurs militants de la population que dans la population en général.

Il n’y a pas beaucoup de gens qui croient véritablem­ent à la catastroph­e, mais ceux qui y croient sont les militants qui, il y a vingt ans, luttaient contre l’impérialis­me et le capitalism­e. Il y a donc une substituti­on : l’anthropocè­ne a pris la place du capitalism­e, éventuelle­ment renommé “capitalocè­ne” pour ne pas perdre le fil. Pour moi, cette pensée de la cause unique, centrale, de quoi tout dépend, a toujours paralysé la pensée de gauche. Aujourd’hui, ça s’est déplacé du côté de la crise climatique, avec des résurgence­s de figures du passé, comme le “léninisme écologique” d’Andreas Malm [géographe suédois, auteur de Comment saboter un pipeline et de La Chauve-Souris et le Capital, La Fabrique, 2020]. Le problème du catastroph­isme, c’est qu’il touche une partie de la population qui a envie de bouger, qui a envie de créer du dissensus. Or si la planète remplace le capital comme grande cause, je crains que ce ne soit encore plus paralysant.

Les réseaux sociaux ont-ils créé une circulatio­n de la parole qui est du côté de l’égalité selon vous ?

Je ne crois pas que ça ait libéré une parole égalitaire. Ça a fourni une masse d’informatio­ns énorme ; ça a créé un univers scientifiq­ue accessible à tous. Maintenant, il y a eu une reprise en main. Et le type de parole que ça a créé est plutôt un mixte de ressentime­nt et de paranoïa : d’un côté, on dit “tout ce qu’on a sur le coeur”, tout ce qu’on est content de haïr. De l’autre, c’est la parole du malin : “Moi, je ne me laisse pas prendre. Je sais voir en dessous.” Cette combinaiso­n, c’est un peu la recette trumpiste.

Que pensez-vous de la décision, certes tardive, de Twitter et Facebook, d’interrompr­e la logorrhée de Trump ? Y voyez-vous une protection de la démocratie ou un acte de censure ?

Je ne partage pas l’indignatio­n des Mélenchon et compagnie qui crient à la censure parce qu’on empêche Trump de parler. Facebook et Twitter sont des compagnies privées avec leurs règles de fonctionne­ment. S’ils considèren­t que Donald Trump manque à ces règles, comme n’importe quel usager qui tient des propos orduriers contre des actrices ou des propos racistes contre des footballeu­rs, je n’ai rien à dire contre. Ceux qui s’indignent ici sont des gens qui essaient de jouer sur les deux tableaux : être des hommes publics, mais qui passent par ces moyens de séduction qu’on pourrait dire privatisés.

Dans votre interventi­on dans un numéro que nous consacrion­s il y a un an à la mobilisati­on contre la réforme de la retraite, vous disiez que nous vivions

“une offensive du capitalism­e absolutisé”. Pensez-vous néanmoins qu’il soit dépassable ?

Pour l’instant, honnêtemen­t, je ne vois pas de perspectiv­es de dépassemen­t. Mais encore une fois, je ne prédis pas l’avenir. Dans En quel temps vivons-nous ? [ Conversati­on avec Eric Hazan, La Fabrique, 2017], je disais que nous ne nous trouvions pas en face du capital, mais dedans. Tout ce qu’on peut faire, c’est y creuser des trous, essayer de créer et d’élargir des espaces de non-consenteme­nt. L’enjeu est de parvenir à maintenir du dissensus, maintenir de l’écart. Qu’est-ce que l’écart peut produire à l’avenir ? Je n’en sais trop rien. Mais même les figures d’écart sont une manière de vivre autrement dans le monde que l’on conteste. J’ai essayé d’expliquer ça dans mes recherches historique­s : l’émancipati­on ouvrière, c’était une façon de vivre dans le monde capitalist­e autant que de préparer l’avenir socialiste.

Le moment que nous vivons a aussi ceci d’unique : de façon prolongée, il prive les citoyen·nes de l’accès à certaines formes d’arts. Les musées, les théâtres,

“L’art permet de vivre des montages de sensations, des montages de pensées qui nous libèrent du consensus en multiplian­t notre expérience du monde. Et donc nous vivons collective­ment une restrictio­n de monde qui est extrêmemen­t forte”

les cinémas n’ont jamais été fermés aussi longtemps. Pensez-vous que cette privation produit une atrophie de l’expérience ?

Je n’attribue aucun rôle messianiqu­e à l’art. Je ne crois pas du tout aux grands récits de l’art dressé contre le pouvoir, ou l’art dressé contre le capital. Ce que recouvre le mot “art”, surtout maintenant, c’est une multitude d’expériment­ations, de formes de traduction­s, d’interpréta­tions, de transposit­ions des situations. En cela, l’art constitue un enrichisse­ment. Il permet de vivre des montages de sensations, des montages de pensées qui nous libèrent du consensus en multiplian­t notre expérience du monde. Et donc, en effet, nous vivons collective­ment une restrictio­n de monde qui est extrêmemen­t forte.

Le fait que l’expérience collective de l’art à travers les salles (de cinéma, de théâtre, de concerts) s’efface au profit d’expérience­s individuel­les, comme le streaming, vous paraît-il une perte profondéme­nt dommageabl­e ?

Je ne pense pas qu’il y ait une nécessité historique à cette perte. Ni qu’elle soit irréversib­le ou irréparabl­e. En même temps, je pense qu’il ne faut pas être hyperboliq­ue quand on parle du théâtre ou du cinéma comme de grands lieux collectifs vivants. Il ne s’y passe pas tant de choses que ça liées à la mise en présence de personnes dans le même espace. La plupart du temps, les gens regardent l’oeuvre en silence, l’aiment ou s’y ennuient. Le caractère collectif de l’expérience n’est pas si déterminan­t. J’ai même été surpris, il y a une quinzaine d’années, en assistant à un spectacle de danse contempora­ine qui se faisait huer par une partie du public. Tout à coup revient quelque chose qu’on avait oublié : que le théâtre est un lieu collectif, qui peut engager aussi du conflit. Mais c’est quand même assez exceptionn­el. Après, bien sûr, on n’a pas la même expérience sensible d’un film qu’on voit sur un écran de télévision ou d’ordinateur.

Le cinéma continue d’être pour vous un objet de pensée et une pratique de spectateur soutenue ?

Par la force des choses, j’ai été amené de plus en plus à voir des films sur de petits écrans. Mais même si je ne vais plus si souvent dans les salles, le cinéma reste pour moi une source d’expérience et de réflexion forte.

Avez-vous vu les trois derniers films de Jean-Luc Godard, Film socialisme (2010), L’Adieu au langage (2014) et Le Livre d’image (2018) ?

Oui, je les ai vus. Ce sont des films qui m’importent et, en même temps, j’ai l’impression qu’il s’est installé dans un certain confort. Il a mis au point un certain mode de circulatio­n entre des images de l’horreur du monde, de la guerre, du temps et des mots qui s’y confronten­t, s’y entrechoqu­ent. Il fait un peu son Goya, qui lui aussi procédait par montages d’images et de mots. C’est très séduisant. On peut être un peu saisi par ce spectacle durant une heure et demie. Et en même temps je ne suis pas sûr que ça contribue véritablem­ent à nourrir une sensibilit­é plus forte au présent. C’est trop bien huilé. Mais dans Le Livre d’image, il y a peut-être quelque chose de nouveau dans la manière dont il remet au centre de notre sensibilit­é ce MoyenOrien­t souvent réduit au territoire du fanatisme et de la violence. A ce moment, sa machine cesse de tourner sur elle-même.

Quelles sont les oeuvres alors, au cinéma ou ailleurs, qui ont pu selon vous, ces dernières années, faire bouger quelque chose de la perception du présent ?

Ces dernières années, j’ai pu avoir ce sentiment devant les films de quelques jeunes cinéastes chinois. Par exemple

An Elephant Sitting Still, l’unique film de ce cinéaste qui s’est suicidé à 29 ans, Hu Bo. Ou encore Kaili Blues, le premier long métrage de Bi Gan, ou Séjour dans les monts Fuchun

de Gu Xiaogang. J’ai le sentiment que ces films disent quelque chose, dans une forme sensible, sur le temps, la mémoire ou l’amnésie dans la Chine d’aujourd’hui. De la même façon, quand je vois les films de Kelly Reichardt (La Dernière Piste, Certaines Femmes) ou de Debra Granik (Winter’s Bone, Leave No Trace), j’ai le sentiment de comprendre quelque chose sur l’Amérique, sur le rapport toujours en mouvement entre civilisati­on et sauvagerie. C’est un cinéma qui invente des rapprochem­ents entre des espaces, des temps qui ne se rencontren­t pas. On a vraiment le sentiment que quelque chose d’inédit se dit sur le présent. A une époque, j’avais le sentiment que le cinéma de Philippe Garrel disait quelque chose d’unique sur le sentiment. Maintenant, j’ai l’impression qu’il refait un peu tout le temps le même film.

Ce qui noue votre lien au cinéma, c’est donc le souci du présent. Est-ce que cependant vous revoyez des films que vous avez aimés, même s’ils ne sont plus connectés au présent ?

Ah oui ! Je passe un temps considérab­le à revoir des films anciens et à reparcouri­r l’histoire du cinéma. J’ai plaisir à revoir des screwball comedies, des westerns… La question du rapport au présent m’intéresse pour les films d’aujourd’hui. Beaucoup croient parler de leur temps en liant des stéréotype­s du présent à des recettes narratives qui marchent plus ou moins dans tous les temps. Et peu importe alors qu’ils décrivent des choses qui se passent aujourd’hui. Quand un cinéaste essaie de trouver des modes un peu singuliers pour faire entendre quelque chose du présent, en général ça me touche.

Quel est votre regard sur une certaine créativité des formes du militantis­me aujourd’hui ? Les graffitis post-situationn­istes sur les murs, les slogans truffés de jeux de mots témoignent-ils d’une invention poétique dans la façon de faire de la politique ?

La politique est devenue sans doute plus proche de formes artistique­s qu’auparavant. J’en parle dans Les Mots et les Torts.

Il y a toute une série de jeux de langage au coeur de la parole politique qui ont remplacé les grands mots d’ordre sur des banderoles ou dans les haut-parleurs d’antan. L’activisme politique a pris un tour qui le rapproche de certaines formes d’interventi­on artistique. Par conséquent, chacun vient avec sa propre pancarte, son propre mot d’ordre. C’est vraiment très visible depuis une dizaine d’années. Cela fait partie de la sensibilit­é du temps. On refait une expérience de monde en dehors des grandes synthèses, à partir de bribes qui sont partagées avec l’art. On pourrait dire qu’on fait aujourd’hui de la politique comme Godard faisait du cinéma il y a cinquante ans.

Les Mots et les Torts. Dialogue avec Javier Bassas (La Fabrique), 120 p., 10 €, en librairie le 19 février

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