Les Inrockuptibles

Arnaud Rebotini : “La sensation de servir un grand disque”

Entre l’un des pionniers de la French Touch et le groupe de rock lettré, la collaborat­ion ne relevait pas de l’évidence. Et pourtant, leur coréalisat­ion artistique de Palais d’argile marquera les esprits, même les plus sceptiques.

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“J’avais rencontré deux fois Arthur Teboul dans l’émission Foule sentimenta­le de Didier Varrod sur France Inter. Autour d’un verre, nous avions discuté de synthés analogique­s et de costumes. Un jour, Arthur m’a recontacté pour écouter les maquettes du troisième album de Feu! Chatterton. Bluffé, j’ai aussitôt eu la sensation d’être devant un grand disque. Il y avait quelque chose d’exceptionn­el dans ces chansons (Ecran total, Avant qu’il n’y ait le monde, L’Homme qui vient) d’un groupe déjà singulier. En termes de compositio­n et d’écriture, les cinq membres de Feu! Chatterton ont franchi un nouveau palier. En faisant appel à moi, ils avaient envie de simplifier leurs idées et savaient que je ne suis pas seulement un producteur de musique électroniq­ue instrument­ale. Sur le précédent album, L’Oiseleur, il y avait parfois trop de bonnes idées en même temps. D’autant qu’ils sont tous les cinq hyper-créatifs. Je me suis ainsi inséré dans les échanges du groupe, en faisant pencher la balance plutôt d’un côté ou de l’autre. Comme sur le single Monde nouveau, un titre qui avait pourtant été remisé au purgatoire. Or, c’est un morceau simple et catchy auquel il fallait rendre sa fraîcheur originelle. L’été dernier, j’ai accompagné Feu! Chatterton pendant tout le mois d’enregistre­ment au studio ICP à Bruxelles. Avant cela, le groupe, auquel j’avais prêté des synthés analogique­s, avait répété une semaine pour affiner les arrangemen­ts et les couleurs des morceaux. J’ai donc fait la réalisatio­n artistique des répétition­s aux dernières prises par Boris Wilsdorf, brillant ingénieur du son avec lequel j’ai eu l’habitude de travailler pour la tournée de 120 Battements par minute [accompagné par le Don Van Club, Arnaud Rebotini a interprété en 2019-2020 en live la B.O. du film récompensé­e du César de la meilleure musique originale de film en 2018] et qui est notamment celui d’Einstürzen­de Neubauten. C’est quelqu’un de très expériment­é, il excelle dans les prises d’enregistre­ment de batterie – on avait des sons de référence de batteries seventies, assez peu traités et sans réverbérat­ion. Malgré des journées intenses de quinze heures en studio, la réalisatio­n de Palais d’argile fut une réelle partie de plaisir. L’intensité fait partie de la passion et de l’ivresse dans la création. J’ai adoré collaborer avec eux. Rentrer en studio, c’est comme être sur un bateau : on parle sans arrêt, on se raconte plein de choses et on écoute de la musique, en particulie­r Terry Callier. Avec cet album, Feu! Chatterton souhaitait étoffer ses sonorités et s’éloigner de la chanson française, ça s’entend d’ailleurs dans les interpréta­tions d’Arthur, qui dévoile encore davantage sa personnali­té. C’est toujours agréable d’avoir la sensation de servir un grand disque. Je ne vois pas un autre groupe comparable et équivalent à Feu! Chatterton. C’est une formation qui creuse son propre sillon depuis trois albums, en allant encore plus loin sur Palais d’argile. Outre le charisme évident d’Arthur, ce sont cinq fortes personnali­tés et des musiciens doués – j’ai rarement vu un tel styliste de la batterie que Raphaël de Pressigny. Au final, Feu! Chatterton constitue une éblouissan­te alchimie.” Propos recueillis par

Franck Vergeade

Certaines critiques récurrente­s à l’égard de Feu! Chatterton finissente­lles par vous agacer ?

Sébastien Wolf — Nous faire passer pour des intellos enferme notre musique avant même qu’elle ne soit écoutée. Pourtant, les gens raffolent de Brassens et Léo Ferré !

Arthur Teboul — Au début du groupe, on nous traitait de snobs parisiens. Qu’y pouvons-nous si nous sommes nés à Paname et que nous avons prolongé nos études ? Ce qui ne nous a pas empêchés de jouer partout en France et de remplir les salles.

Sébastien Wolf — A notre corps défendant, on nous a classés dans la musique élitiste.

Après avoir interprété Louis Aragon et Paul Eluard sur le précédent album, vous adaptez cette fois William Butler Yeats et Jacques Prévert.

Arthur Teboul — Depuis l’adolescenc­e, j’aime la poésie comme un éclair au chocolat (sourire). Pourquoi considère-t-on la poésie comme quelque chose de sacré ? Parce que les oeuvres de la Pléiade sont imprimées sur papier bible… Quand tu rentres dans la voix d’un auteur, ça devient une sève, une passion dévorante qui résonne avec ton propre vécu. Lorsque nous étions au lycée avec Clément et Sébastien, je les tannais dès que j’étais porté par un poème de Lautréamon­t ou de Rimbaud. Il y a des textes actuels qui sont bien plus périmés que des poèmes vieux de 150 ans ! La poésie, c’est une joie, une émancipati­on, une cathédrale de l’humanité. Le bateau ivre !

Tu aurais adoré écrire Avant qu’il n’y ait le monde, le poème de William Butler Yeats traduit par Yves Bonnefoy.

Arthur Teboul — Sans avoir les crédits de l’album, notre ancien manageur m’a dit que c’était la plus belle chanson que j’avais jamais écrite. C’est le plus beau compliment dont je puisse rêver. D’autant qu’on a pris des latitudes avec le texte, faisant d’un paragraphe un refrain. D’ailleurs, une chanson, c’est le contraire d’un poème mis en musique.

Sébastien Wolf — On a découvert ce texte de William Butler Yeats grâce à la réalisatri­ce Noémie Lvovsky. Ce poème figure au scénario de La Grande Magie, sa

comédie musicale pour laquelle elle nous a demandé de composer la bande-son.

Arthur Teboul — Dans le film, c’est l’actrice Judith Chemla qui interpréte­ra la chanson et qui a fait les choeurs sur la version de l’album.

Le début du disque résonne avec nos vies de plus en plus dématérial­isées.

Arthur Teboul — Je n’ai pourtant pas l’habitude d’écrire de manière aussi naïve, surtout quand je chante “Se prendre dans les bras/S’attraper dans les bras” dans Monde nouveau.

Sébastien Wolf — Si on oublie le Covid et les masques, il y avait déjà un mur entre les gens. La distanciat­ion sociale a commencé par la prédominan­ce des écrans dans nos vies.

Arthur Teboul — Et cette question obsédante et sans réponse : comment tenir les écrans à distance ? Les smartphone­s, c’est comme le flipper : tu ne peux jamais gagner, mais à chaque fois tu rejoues.

“J’aime la poésie comme un éclair au chocolat. Pourquoi considère-t-on la poésie comme quelque chose de sacré ? Parce que les oeuvres de la Pléiade sont imprimées sur papier bible…” ARTHUR TEBOUL

Vous souvenez-vous encore des années avant internet et les téléphones portables ?

Arthur Teboul — Ah oui, les années 1990. On appelait nos potes depuis un téléphone fixe pour se donner rendez-vous à un horaire précis. Il y a trois ans, à l’époque de L’Oiseleur, on commençait à peine à utiliser Instagram, un réseau social qui a complèteme­nt refaçonné l’industrie de la musique et du cinéma.

Sébastien Wolf — Les réseaux sociaux sont hélas devenus des médias, c’est comme si on refusait de répondre aux interviews.

Clément Doumic — Ce sont aussi des outils qui permettent de nous adresser directemen­t aux gens, surtout dans une période où l’on ne peut pas les rencontrer après les concerts.

Arthur Teboul — On l’a bien vu en sortant le single Monde nouveau.

La réception du public, c’est notre deuxième jambe. Sans internet, on serait comme des écrivains. Tu es seul et tu jettes ton livre en l’air !

Est-ce que tu t’autocensur­es parfois dans l’écriture ?

Arthur Teboul — Très peu parce que, pour revenir au sujet de la démocratie, j’ai la chance incroyable d’avoir quatre copains qui me tombent rarement dessus. Sur ce nouvel album, il y a un texte, La Mer, qui a suscité des discussion­s entre nous. Rien n’est jamais acquis quand j’écris. Je remplis sans cesse des bouts de textes dans des carnets. Et pour s’engager dans une chanson, il faut que je sois pleinement convaincu par les phrases pour trouver la mélodie. Il y a des mots que je n’aurais jamais écrits si je ne les chantais pas.

Sébastien Wolf — C’est tout le débat avec Noémie Lvovsky, qui revient sur des paroles de chansons écrites pour sa comédie musicale.

Arthur Teboul — En tant qu’autrice du scénario, elle ne caresse pas le même endroit du cerveau qu’un parolier.

Sébastien Wolf — L’élasticité et la rythmique des mots existent différemme­nt quand ils sont dits ou chantés. Dans une chanson, l’oralité prime parfois sur le sens.

Arthur Teboul — Quand je les ai rencontrés, j’écrivais déjà des histoires, sans jamais me poser la question de la langue. Grâce à eux, je suis devenu chansonnie­r.

Quelle est la chanson qui résumerait l’ADN de Feu! Chatterton ?

Sébastien Wolf — Bic Médium, qui ne figure nulle part, même pas sur les internets ! C’est un morceau inédit, sorti en vinyle pour le Disquaire Day 2015, qui montre la transition du groupe, de la déclamatio­n orale vers le rock mélodique. La contrainte originelle dans le groupe était qu’Arthur ne chantait pas. Il déclamait des textes longs comme le bras (sourire)…

Arthur Teboul — J’ai un souvenir précis de cette période. Nous étions encore si jeunes. Chanter en français n’était pas une sinécure, je tâtonnais à trouver des mélodies sur des mots.

Pour conclure, quelle significat­ion porte le titre de Palais d’argile, illustré par une mystérieus­e pochette aux contrastes bleutés ?

Arthur Teboul — C’est un album à la fois minéral et métallique. On a d’abord creusé l’idée d’écran, de superficia­lité, en projetant le titre de

Grandes Surfaces, avant de piocher dans les paroles d’Ecran total pour choisir

Palais d’argile. Réalisée par mon père, la pochette représente l’empreinte moulée d’une carte mère sous plastique, comme la photograph­ie d’un fossile de notre société en 2021.

Palais d’argile (Universo Em Fogo/Caroline), sortie le 12 mars

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 ??  ?? Antoine Wilson (basse) et Clément Doumic (guitares, claviers)
Antoine Wilson (basse) et Clément Doumic (guitares, claviers)
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 ??  ?? Sébastien Wolf (guitares, claviers) et Raphaël de Pressigny (batterie)
Sébastien Wolf (guitares, claviers) et Raphaël de Pressigny (batterie)
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