Le musée de cire de Fassbinder
Au coeur des univers figés de R. W. FASSBINDER, l’humanité surgit dans la douleur : un motif saillant, qui traverse les huit chefs-d’oeuvre proposés en VOD par Carlotta.
ON PLEURE CHEZ FASSBINDER, MAIS SANS SANGLOTER, sans renifler ni même se plaindre. C’est sans doute une leçon apprise des mélodrames de Douglas Sirk : les larmes sont d’autant plus expressives que le visage atteint son plus haut degré de placidité. Mais après Sirk, Fassbinder renchérit (les larmes sont trop nombreuses, inexpliquées par le récit) et l’effet de distanciation est maximal. Les larmes deviennent une simple convention, comme si tous les films, peu importe l’intrigue, devaient contenir un plan où un personnage pleure – le cinéma est là pour montrer ça.
Lorsque Irm Hermann pleure de longues larmes de glycérine ici et là, dans Le Marchand des quatre saisons (1972) ou Les Larmes amères de Petra von Kant (1972), elle ressemble à une petite poupée en porcelaine. D’ailleurs, dans ce dernier, les mannequins en plastique encerclent les actrices, leurs corps se confondent et induisent l’idée qu’acteur·trices et mannequins font la même chose, qu’on pourrait résumer par cette citation de Thomas Mann placée à la fin de Prenez garde à la sainte putain (1971) : “Je vous dis que je suis quelquefois las à mourir de toujours représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même.” Dans le grand froid éblouissant qui traverse l’oeuvre de Fassbinder, la question se pose : qui est humain·e, qui ne l’est pas. La rigidité des corps, les surcadrages, tout laisse penser que les corps sont autant de mannequins agencés dans la vitrine du plan. A un moment, il faudra un geste, un coup de hache dans la mer gelée, pour que la vie traverse ce grand musée de cire. Il faudra le scandale d’un amour entre un immigré marocain et une femme de ménage âgée ( Tous les autres s’appellent Ali, 1974), entre une fille mal mariée et un jeune major ( Effi Briest, 1974), des passions qui tournent mal, toujours.
L’éclat du scandale, de l’amour et de la mort agit comme un déplacement – soudain, le mannequin découvre qu’il a un coeur, une peau, et s’échappe du musée. Et dans le pessimisme nonnégociable du cinéaste, tous ces termes se réduisent à un seul : c’est la souffrance qui rend les poupées vivantes. Lorsqu’Ali comprend ce que ça lui coûte d’être vivant, amoureux, scandaleux, il semble regretter sa vie d’avant. On dirait que tous·tes ceux·celles qui souffrent chez Fassbinder regrettent leurs anciennes vies de poupées. Fassbinder, ce n’est pas la nostalgie de l’humanité, mais quelque chose de plus terrible : la nostalgie de ce temps où l’on ne ressentait rien – Petra von Kant, reine orgueilleuse et souveraine, réduite à se tordre de jalousie.
Il y a un autre cas de figure, quand les poupées sont traversées par des réminiscences de leur vie humaine. Car il y a des poches d’humanité chez Fassbinder, des sanctuaires pour se souvenir : les chambres où l’on s’étreint, nu·es et vulnérables, les chansons de Leonard Cohen, qui nous racontent toujours cette fois-là, où l’on était vivant·e, et traversent comme une vague de chaleur le froid arctique de Prenez garde à la sainte putain, les danses qu’on improvise, dans beaucoup de films, comme un geste réflexe dont on n’est pas encore parvenu à se débarrasser. Soudain, dans ce grand musée glacé, les poupées bougent un peu.
Rétrospective R. W. Fassbinder huit films à retrouver sur le Vidéo Club Carlotta