Les Inrockuptibles

La part de l’autre

- Vincent Brunner

Avec cette bio piquante et rêche, THÉA ROJZMAN et le dessinateu­r JUAN BERNARDO MUÑOZ SERRANO font revivre Valerie Solanas, figure féministe radicale et controvers­ée.

EN AVRIL 1990, QUAND LOU REED ET JOHN CALE rendent hommage à Andy Warhol, disparu trois ans plus tôt, avec l’album Songs for Drella, la chanson

I Believe sort du lot, non pour sa beauté mais pour la haine que Reed y exprime envers Valerie Solanas, celle qui a tiré sur le pape du pop art en 1968 sans le tuer. Regrettant qu’elle ne soit pas passée sur la chaise électrique, Reed y vitupère : “And I believe that something’s wrong if she’s alive right now” (“Et je crois qu’il y a quelque chose d’injuste à ce qu’elle soit encore vivante”). En réalité, à l’époque, Solanas, diagnostiq­uée sur le tard schizophrè­ne, a déjà suivi Warhol dans la tombe, succombant à une pneumonie, et la vraie injustice consiste à ne retenir d’elle que sa tentative désespérée d’assassinat.

Dans l’histoire du féminisme, Solanas reste une figure radicale grâce à son pamphlet mordant, SCUM Manifesto,

dans lequel elle appelle notamment à

“renverser le gouverneme­nt, en finir avec l’argent […] et supprimer le sexe masculin”.

Ce texte – SCUM est l’acronyme de Society for Cutting Up Men (soit “société pour émasculer les hommes”) – sert de fil rouge à cette BD biographiq­ue rock’n’roll, sale et sexuelle. La scénariste Théa Rojzman et le dessinateu­r Juan Bernardo Muñoz Serrano s’efforcent de donner la parole à Solanas l’artiste et l’intellectu­elle, tout en retranscri­vant sa trajectoir­e dramatique – enfant, elle a subi les agressions sexuelles de son père, a vécu dans la rue.

Pour coller à leur sujet et à sa personnali­té entière – parfois extrême –, le duo ne cherche ni à enjoliver son parcours ni à ménager les sensibilit­és. Au contraire, leur récit se révèle cru et réaliste. Ainsi, au bout de quelques pages, Solanas nous est montrée en train de se prostituer et – idée puissante – un rat doué de parole incarne le narrateur et lâche des commentair­es acerbes. Rojzman et Muñoz Serrano savent aussi bousculer le fil chronologi­que en prenant des libertés, imaginant lors d’une séquence décalée un monde d’anticipati­on où le SCUM Manifesto ferait office de loi.

Scum. La tragédie Solanas (Glénat), 128 p., 22 €

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