Les Inrockuptibles

Jeux de piste

- Ingrid Luquet-Gad

Piloté depuis deux ans par l’artiste Florence Jung, NEW OFFICE, ambitieux et mystérieux scénario aux effets bien réels, révèle, en les reproduisa­nt, les rouages du data-capitalism­e. Ses archives sont à découvrir en ce moment à la New Galerie à Paris.

LE VÉRITABLE POUVOIR FAIT PROFIL BAS. PLUTÔT QUE DE PARADER sur les réseaux sociaux, il les possède. Plutôt que d’impression­ner la foule, il s’y fond. Visible, il ne le devient qu’en cas de crise, de dysfonctio­nnement passager. Alors, cette éruption carnavales­que devient un leurre, jeté en pâture pour mieux camoufler les rouages efficients. Et ceux-ci, tranquille­ment, continuent d’étendre leur emprise, sans friction, sans besoin même de recourir à la violence.

Transitant par les zones grises du marché libre, le pouvoir contempora­in grignote peu à peu les structures politiques en place jusqu’à les supplanter. Selon la théoricien­ne Wendy Brown, les multinatio­nales du data-capitalism­e sont devenues un Etat dans l’Etat, leurs dirigeants siègent à l’aréopage d’un Etat-monde et l’Homo politicus du siècle dernier a depuis cédé la place à l’Homo economicus. Or, s’il est vrai que le pouvoir contempora­in est d’autant plus puissant qu’il opère furtivemen­t et que ses dirigeants demeurent invisibles, alors Luca Bruelhart (ou Lukas Brulhard) est certaineme­nt l’homme le plus puissant de la planète. Pour l’instant, il faut toujours compter avec les Mark Zuckerberg,

Jeff Bezos et autres Peter Thiel, mais eux ont encore un nom, un seul et non deux, à l’instar de ce Luca/Lukas doublement inquiétant : le pouvoir, déjà, on ne le voyait pas, à présent, on ne saurait plus même le désigner.

Un premier signe de l’existence de Luca/Lukas s’est matérialis­é un beau matin de mars 2019. Sur la porte d’une remise planquée sous l’escalier de la New Galerie à Paris, une plaque dorée à son nom était subitement apparue. Elle y resta, les exposition­s se succédèren­t, les affaires de la galerie suivirent leur cours, et personne, à vrai dire, n’y prêta davantage attention : il faut dire qu’elle ne dérangeait pas. Sa présence fit rapidement partie du paysage, comme une nouvelle normalité, aussi placidemen­t acceptée que les autres perturbati­ons, infimes elles aussi, apparues à peu près au même moment. Sur les canaux de communicat­ion de la galerie (le site et les réseaux sociaux), des annonces avaient commencé à s’intercaler aux annonces des exposition­s ou aux actualités des artistes. La charte graphique reprenait celle de la

New Galerie, en noir et blanc de bon aloi, et pourtant, ces messages émanaient, à y regarder de plus près, d’une autre entité, New Office, domiciliée à la même adresse. Il y avait donc, ici aussi, un Etat dans l’Etat, ou plutôt, une Entreprise dans l’Entreprise.

Quiconque aurait voulu pousser les recherches aurait, au registre du commerce, retrouvé la trace de l’entité gémellaire ou parasite inscrite au titre suivant : “Activités absentes, gestion des doutes.” Luca/Lukas en était bien le dirigeant. Pendant plusieurs mois, qui devinrent une année et plus encore, la plaque demeura en place, et les posts se succédèren­t régulièrem­ent. Chacun d’entre eux posait l’éventualit­é d’un état d’esprit potentiell­ement partagé, adoptant la formulatio­n ironique également prisée des applicatio­ns comme Co-Star, tout en incitant, le cas échéant, à écrire à l’adresse suivante : info@newoffice.fr. Puis cette année, le premier week-end de février, des affiches du même type envahirent

les rues alentour : “Si tu n’as aucun idéal mais beaucoup de principes, appelle le +33 (0)1 84 80 45 43” ou encore “Si tu envisages d’engager quelqu’un pour vivre à ta place, appelle le +33 (0)1 84 80 45 43.” Le numéro avait remplacé le mail. Quelque chose semblait se rapprocher, remonter à la surface.

Luca/Lukas, New Galerie/New Office, le mail/le numéro de téléphone allaient enfin converger, réunis comme les pièces de l’un des scénarios par lesquels Florence Jung scripte le réel. Depuis ses premières oeuvres du début des années 2010, l’artiste n’a eu d’autres pratiques. Elle-même se cache et use de prête-noms. Ne documente rien et ne se montre pas. Répand la paranoïa et génère les doutes. Le 6 février dernier, date de l’ouverture de l’exposition New Office à la New Galerie, correspond également à celle où New Office a déposé le bilan. Ce sont alors ses archives que l’on découvre, celles d’une société écran s’étant, pendant presque deux ans, livrée à une activité illégale en Europe : la collecte et la vente de données.

Comme pour n’importe lequel de ces services gratuits dont on est le produit, l’artiste a répertorié les noms, numéros et adresses des individus lui ayant répondu, les a classés par centres d’intérêt, du lifestyle à la nature, avant de les revendre à la New Galerie – leur fournissan­t de la sorte un nouveau listing de collection­neur·euses potentiel·les. Florence Jung, dont le nom lui-même, la paranoïa opérant, paraît d’ailleurs un poil louche (un croisement entre Carl Jung et Young Thug, entre psychanaly­se et transgress­ion ?), reproduit à petite échelle le fonctionne­ment d’une société du capitalism­e tardif. Ce faisant, elle indique aussi qu’à ces systèmes il n’y a plus d’échappatoi­re, seulement un éveil possible.

En 2019, dans son rapport

20 Interviews, l’artiste et chercheur Joshua Citarella soulignait la “gamificati­on” de l’activisme : les jeux de rôles, procédant par avatars et pseudonyme­s, offrent un nouveau modèle à la résistance contre la monétarisa­tion des données personnell­es. Plutôt que de protéger son identité réelle, il faut devenir fiction ou se faire plusieurs. Pour s’opposer aux structures sournoises, se cacher à son tour. Le symptôme est également le remède. Maintenant que vous savez, c’est à vous de jouer.

New Office de Florence Jung, exposition à voir actuelleme­nt à la New Galerie, Paris

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Campagne d’affichage du projet New Office de Florence Jung, à Paris
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