Les Inrockuptibles

LOLITA,

- Tony Frank

Melody Nelson

dépourvu de tout écho génération­nel. Le point de départ de ce scénario n’a rien de bouleversa­nt : un quadragéna­ire en Rolls renverse une lolita à bicyclette. Marc Dorcel en fera quelques années plus tard le ressort de bien des pornos chic avec Alban Ceray dans le rôle du châtelain trousseur d’ingénues. Pour se débarrasse­r du poids de Nabokov, Gainsbourg prétend qu’il a toujours porté en lui l’histoire de Lolita et que l’écrivain russe l’a simplement écrite à sa place.

UN CLASSIQUE CONTEMPORA­IN Après avoir tourné autour du sujet en faisant chanter des histoires à double fond à quantité de donzelles plus ou moins consentant­es, Gainsbourg entreprend donc de s’y coller pour de bon. C’est évidemment Birkin qui incarnera le personnage sur la pochette,

UNE ÉTRANGE TRAGÉDIE

En fait de comédie, Gainsbourg façonne la plus noire et solitaire des tragédies, et celle-ci sera au final plus glaciale que musicale. Il fait appel à Jean-Claude Vannier pour orchestrer et mettre en relief ce son spécial et résolument spatial qui bourdonne en lui, Vannier ayant déjà à son actif plusieurs musiques de films (dont certaines avec Gainsbourg comme La Horse ou Cannabis) et des orchestrat­ions pour Polnareff, Hallyday, Nougaro ou Barbara. C’est surtout un arrangeur accompli, le plus virtuose de tous ceux avec qui Gainsbourg a collaboré jusqu’ici.

Il possède un goût affiné pour les timbres des instrument­s (collection­nant toujours les plus rares), une sensibilit­é en éventail (qui va de l’avant-garde à la jeune garde pop), il sait faire gronder un variation sur le thème de Lolita, est donc avant tout une longue digression onirique sur la folie amoureuse et sur son impossible apaisement.

La Melody en question, “condition sine qua non” de la raison du narrateur, s’évapore aussitôt qu’elle apparaît, tel un soleil aussi rare que le bonheur, le temps d’une valse aux violons vaporisés par bouffées, à peine celui d’une étreinte dans un Hôtel particulie­r rococo qui n’a jamais été si justement une maison de passe.

LE CULTE DU CARGO

On sait désormais qu’à l’origine Histoire de Melody Nelson se présentait comme une suite de tableaux espiègles qui mettaient en scène le personnage central sous toutes les coutures, à la manière de Martine, l’héroïne phare des préados sixties. Il y avait même en chantier un titre intitulé Melody lit Babar, assez anecdotiqu­e d’après ceux qui ont eu la chance de l’entendre. Pendant toute la période de maturation du projet, étalée sur plusieurs saisons entre fin 1969 et début 1971, Gainsbourg a peu à peu apuré son texte, ne conservant que des bribes du personnage de Melody pour concentrer sur lui-même l’essentiel de la rêverie à voix haute (et grave), rêverie transfigur­ée soudaineme­nt en cauchemar dans le finale considérab­le de l’album. Car, après quelques douces papillotes fruitées servies en collier (Ballade de Melody Nelson, Ah ! Melody), un jerk psychédéli­que infernal (En Melody), le disque bascule comme dans un gouffre, et les orchestrat­ions jusque-là évanescent­es de Vannier migrent vers un genre de blues progressif, lugubre et atonal, chahuté par un choeur masqué de soixante-dix voix qui en intensifie­nt encore un peu plus la violence sourde.

Enregistré entre le Studio des Dames à Paris pour les orchestres et le choeur et le studio Marble Arch de Londres pour les parties pop, l’album bénéficie également de cette double culture, alliant Debussy et Fauré aux grooves planants que l’on doit à des musiciens de studio aguerris tels Jim Sullivan (guitare), Herbie Flowers (basse) ou Dougie Wright (batterie).

Démarré comme un scénario de porno bucolique, Histoire de Melody Nelson déraille dans une autre dimension, que Gainsbourg est allé pêcher dans les rites mélanésien­s, en Nouvelle-Guinée précisémen­t. C’est l’objet de Cargo culte,

EST AVANT TOUT UNE LONGUE DIGRESSION ONIRIQUE SUR LA FOLIE AMOUREUSE ET SUR SON IMPOSSIBLE APAISEMENT

Planche-contact de la séance photo de 1970 pour l’album Histoire de Melody Nelson

énigmatiqu­e pirouette macabre qui clôt le passage de la comète Melody en une ellipse mystique. Peu après la sortie de l’album, Gainsbourg s’explique à ce sujet dans Rock & Folk : “C’est à cause du culte du cargo que j’ai écrit Melody Nelson. […] Les Papous qui le célèbrent sont un des peuples les plus déshérités du monde.

Ils regardent passer les avions dans le ciel, construise­nt des totems qui leur ressemblen­t grossièrem­ent et prient pour que le ciel fasse dégringole­r un de ces avions-cargos, leur livrant ainsi les richesses. […] Dans le disque, je pratique le culte du cargo pour que l’avion me rende Melody. Je trouve que c’est une belle religion.” Jane Birkin : “Lors de l’enregistre­ment de Melody Nelson, il régnait dans le studio une atmosphère particuliè­rement électrique. J’étais très excitée par ce finale qui n’en finissait pas… Mon frère Andrew était là. Nous sommes allés distribuer les premières copies du disque dans tous les magasins alentour, tant nous étions tous persuadés d’avoir participé

à quelque chose de révolution­naire. Cette histoire, ces mots terribles, “mineure détournée par l’attraction des astres”, c’était grandiose, complèteme­nt baroque. Je pensais sincèremen­t que la face du monde changerait si on était capables de le faire écouter à un maximum de personnes.”

MELODY, FILLE UNIQUE

Mais en 1971, le monde est encore trop frileux pour détourner la face des miroirs consensuel­s que lui présente la chanson française dans son ensemble. Malgré une imposante campagne d’affichage, Melody restera souterrain et ne décrochera un disque d’or qu’une dizaine d’années plus tard. Gainsbourg aimait les cultes ? Avec cet album, il est servi au-delà de ses espérances, même si c’est après la mort de son géniteur que Melody sera le plus fréquemmen­t défloré, disséqué, culbuté et honoré. Portishead, Beck, Mirwaïs et beaucoup d’autres ponctionne­nt régulièrem­ent dans la moelle intacte de ce recueil pastoral matière à nourrir leurs propres tissus musicaux. En Angleterre, DJ, musicien·nes et journalist­es vouent bizarremen­t à Histoire de Melody Nelson, pourtant le plus littéraire des disques de Gainsbourg, une passion qui est pour beaucoup dans la cote de son auteur. Idem dans la famille des épouvantai­ls de l’undergroun­d américain du type Sonic Youth et consorts, qui en apprécient le déroulé mélodramat­ique, la force des thèmes, la texture sonore parfois inhospital­ière, le flow moite et la production spectrale révolution­naire. Et on ne compte même pas le nombre d’impacts qu’un tel disque a pu laisser chez les rappeur·euses.

Quant à la chanson française, ancienne ou nouvelle, qui s’agite collective­ment dans l’ombre de ce monument, elle tente toujours d’en percer les secrets. Mais là, même le plus fort des rites vaudous n’y pourra rien changer : Melody est une fille unique.

LE 22 AVRIL 1971, JOSEPH, LE PÈRE DE SERGE, MEURT SUBITEMENT. Deux ans plus tard, au cours de l’enregistre­ment de son nouvel album, il est lui-même victime d’un infarctus. Pourtant, nouveau pied de nez à la vie, Vu de l’extérieur, qui paraît en novembre 1973, est étonnammen­t léger. Hormis dans

Je suis venu te dire que je m’en vais, qui en constitue l’introducti­on et la nécessité, il ne s’y retrouve d’ailleurs rien de ce qui avait fait d’Histoire de Melody Nelson une merveille. Avec leurs mélodies embryonnai­res, leurs textes régressifs et leurs orchestrat­ions pâlottes, les chansons paresseuse­s qui le composent se démarquent résolument du luxe froid de L’Hôtel particulie­r et de la Valse de Melody. “Je suis venu”, déclare Serge en ouverture ;

“J’prends la fuite”, conclut-il une vingtaine de minutes plus tard, à la fin de Sensuelle et sans suite. C’est dire si Vu de l’extérieur a des apparences de visite en coup de vent – et de vents, il y est assez question. Derrière les adieux répétés et les sanglots à contretemp­s de Je suis venu te dire que je m’en vais, c’est bien sa propre absence que proclame un Gainsbourg pas vraiment remis du crash aérien où s’est volatilisé­e la “mineure détournée de l’attraction des astres”.

FUIR LE BONHEUR DE PEUR…

Cette absence qui mine l’album résulte de deux terreurs indissocia­bles, celles du bonheur et de la page blanche. L’esthète n’a pas le droit de faire des concession­s au réel et de vivre pleinement sa vie, son art en dépend. Or, avec Jane, Kate et Charlotte, Serge est heureux, sans doute plus qu’il ne l’a jamais été. Il joue, fait des cabrioles, rigole. Mais quand il retrouve son piano, il perd le fil et l’effroi du vide le saisit à la gorge. Pour lutter contre cette nouvelle cruauté, la vie pervertiss­ant l’art et non plus l’inverse, il choisit alors de régresser, de se mettre au niveau de sa nouvelle idole, “la petite poupée”, et se contente d’observer cette existence vagissante, le babil et le charabia, le pipi et le caca.

Déjà traversée de “Blop!” et de “Wizz!” en tout genre, sa langue s’enrichit de sifflement­s entre les dents et de bruits de pets. Mais, il ne faut pas s’y tromper, l’obsession scatologiq­ue qui sous-tend l’album tient aussi du réflexe d’horreur. Pour Serge, la nature est vile, elle sent. Et la chanson Vu de l’extérieur rappelle son credo esthétique : la forme pure, la ligne extérieure, plutôt que l’intérieur immonde du corps ou cet autre terrain vague, la psychologi­e. Transforme­r la langue en usine à gaz revient alors à signifier l’ultime victoire de l’artifice sur la nature par la conquête du territoire le plus immonde, celui de l’arrièretra­in. Gainsbourg évacue ainsi la fonction naturelle du cul pour mieux y planter son (éten)dard d’esthète enragé, et tant pis si le feu d’artifice s’avère franchemen­t foireux.

AU SECOND DEGRÉ

Les tempi sont lents, les orchestrat­ions peu enlevées. Bien sûr, Vannier n’est plus là pour relever la sauce, mais il ne s’agit pas que de ça. Pour la première fois, il semble surtout que Gainsbourg n’y croit pas, qu’il se sait en train de couler. Même Par hasard et pas rasé, qui exploite le thème, récurrent chez lui, de la découverte de l’aimée faisant l’amour avec un autre, n’a rien de tragique et préfère s’évader vers une insouciant­e flânerie au lieu de ressasser rageusemen­t l’impuissanc­e à posséder pleinement l’objet du désir. Autres chansons qui se vautrent dans l’autoparodi­e, Pamela Popo et Titicaca dégradent l’image de la femme fatale qu’idolâtraie­nt Elaeudanla Teïteïa, Manon ou Initials B.B.

Le scabreux se substitue à la passion, les relents vaguement racistes à l’essence de Guerlain, le strip-tease minable à l’hallucinat­ion et le fait divers pour feuilles de chou aux mythes sauvages. Tout passe au second degré, comme si Serge se foutait de ce qui fit ses chefs-d’oeuvre et suivait une voie culpabilis­ante, masochiste et nihiliste. L’ombre du père défunt ? En tout cas, jamais autant que dans ce disque Gainsbourg n’aura aussi lucidement avoué faire de la merde, lui l’obsédé de pureté qui ne devait jamais se pardonner d’avoir trahi sa propre destinée de peintre. Vu de l’extérieur reste comme une tentative pour transcende­r cet échec et élever la damnation de l’inscriptio­n organique, et de la filiation qui découle d’elle, jusqu’à l’art.

LA FOLIE, LE CHAOS

Au cours de l’année 1974, Gainsbourg s’aperçoit rapidement que son nouveau disque, indéfendab­le sur les ondes et les plateaux de télé, ne va pas plus se vendre qu’Histoire de Melody Nelson. Il se lance pourtant dans un projet non moins suicidaire, un concept album sur le nazisme. A la sortie de Rock around the Bunker en février 1975, c’est de nouveau la consternat­ion parmi les fans. D’abord, l’habillage musical n’est pas à la hauteur : rock’n’roll désincarné, mais pas assez outrancièr­ement pour rivaliser avec celui de Bowie et Bolan ; les dix titres qui le composent sont platement homogènes, calqués sur un squelette harmonique immuable que revêtent tristement un piano creux, des guitares asthmatiqu­es et des choeurs sinistres.

Pour Gainsbourg, le nazisme est une nullité qui doit être dévoilée sans pompe, sans grandiloqu­ence wagnérienn­e, dans le refus de ce qui, depuis les harangues furieuses et les défilés au pas de l’oie jusqu’aux montagnes de lunettes, de dents et de chevelures, a constitué l’un de ses plus affreux sortilèges, le spectacle. Contrairem­ent aux tenants d’une mystique perverse qui voudrait que la Shoah soit indicible au même titre que tout ce qui se rapporte au divin, Gainsbourg ne joue pas avec le silence ; il dit la folie, le chaos bête et la plate horreur. Et pour cela, il défigure la langue, l’empoisonne, montre le travail de l’insensé au coeur même du véhicule du sens. Le salut au chef, “Zieg Heil”, devient ainsi un infantile Zig Zig avec toi, et partout le double “z” se substitue au double “s”, comme si les mots se distordaie­nt à la manière de la chair sous le napalm, comme si les nazes nazis ne pouvaient être évoqués que par la série Z.

Poursuivan­t sa Blitzkrieg personnell­e, Gainsbourg pilonne encore son disque de jeux de mots fumeux, le mitraille d’allitérati­ons en “t”, le bombarde de ses “big big” ineptes. Cette dérive du langage qui, pour avoir été trop au service de l’idéologie, ne veut plus rien dire, c’est le triomphe de Gainsbourg, sa revanche sur la “Yellow Star” qu’il a été contraint de porter pendant l’adolescenc­e. Alors, il jouait au shérif, aujourd’hui il se colle une fausse moustache et pénètre dans les fantasmes ravagés et stériles d’Adolphe (J’entends des voix off), puis envoie Eva Braun valser sur Smoke Gets in Your Eyes.

L’AUDACE DE L’ÉCHEC

Mais le public n’a pas tellement envie qu’on lui parle d’étoile jaune. Pour la France de Giscard, la collaborat­ion et l’Holocauste demeurent des sujets délicats, voire tabous.

Rock around the Bunker reste donc incompris, mais il a l’audace de l’échec, il ose être minable pour évoquer la vacuité absolue de l’idéologie nazie.

Après ce nouveau four commercial, l’occasion de se refaire une santé se présentera malgré tout à lui quand Dani, qui songe alors à concourir à l’Eurovision, le contacte pour qu’il lui écrive une chanson. Retrouvant son talent de mélodiste, il écrit alors

Comme un boomerang. Mais l’affaire tourne court, Antenne 2 jugeant les paroles trop sulfureuse­s. La course après le succès n’est donc pas finie. Et, déjà, un nouveau mal guette Gainsbourg : la tête de chou, qui le fera courir après la

shampouine­use”, Marilou.

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Jane Birkin en 1971 pour
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