Les Inrockuptibles

PLANQUÉ DERRIÈRE SON DOUBLE OUTRANCIER MAIS TÉLÉGÉNIQU­E, GAINSBOURG DEVENU GAINSBARRE REMPILE AVEC ET AU PROGRAMME : FUNK NEW-YORKAIS, DIGRESSION­S PROVOCATRI­CES ET VERTIGES OBSESSIONN­ELS.

- TEXTE François Moreau PHOTO William Klein

REPETTO USÉES JUSQU’À LA CORDE ET LUNETTES NOIRES, LA BOUILLE MAL RASÉE DE GAINSBOURG surgit d’un nuage de fumée au bar de l’Elysée Matignon. Il a la tremblote, baragouine des “hey p’tit gars” à un type qui passe par là, son verre de vodka-Ricard, breuvage carabiné qu’il s’envoie avec Bashung lors des sessions d’écriture de l’album

Play blessures (1982), vacille. “Eh ouais, c’est moi Gainsbarre/On me trouve au hasard/Des night-clubs, des bars/Américains, c’est bonnard.” Déglingue satisfaite et autocompla­isance alcoolo, il entérine l’avènement de son double maléfique dans Ecce homo, rengaine reggae mise en boîte dans les très fréquentés Compass Point Studios, à Nassau (Bahamas), où enregistre­nt plus ou moins à la même période les Talking Heads, Lizzy Mercier Descloux et tutti quanti.

Gitane au bout des doigts, Serge Gainsbourg s’apprête à traverser la dernière décennie de sa vie comme on gravit le Golgotha, sous les coups et injures des un·es et les hourras des autres. D’autant plus que ses outrages

– ou moments de grâce provocateu­rs, c’est selon – seront télévisés. Façon de préfigurer l’ère The Osbournes et autres mises en scène du quotidien des vedettes.

Le panache et la désinvoltu­re en prime. “Sometimes you eat the bear, sometimes Gainsbarre eats you”, pourrait-on écrire, dans une variation à peine dévoyée de la célèbre réplique extraite du film The Big Lebowski, la vie trépidante de Gainsbourg ressemblan­t à un match de boxe contre lui-même. Pour la faire courte, Jane Birkin a quitté le 5 bis, rue de Verneuil au mitan de l’année 1980, prétexte pour Sergio à commander un verre, puis un autre, puis encore un autre et à côtoyer, seul dans sa “garçonnièr­e de milliardai­re”, les fantômes des clochards célestes : “Jane n’en pouvait plus, elle avait l’impression d’étouffer, d’assister à une autodestru­ction, confie Kate Barry à Gilles Verlant dans la biographie qu’il consacre à l’artiste. Il ne se rendait pas compte que maman n’en pouvait plus, elle ne respirait plus, ce n’était plus une vie de couple, c’était un monologue.”

LA MORT OU L’ULTIME

CHEF-DOEUVRE

C’est au fond de la piscine décrépite de son désespoir (et de son appétit pour la mise en scène de soi) que le dandy germanopra­tin ira chercher quelques-unes de ses plus belles fulgurance­s. Quand il envoie chier Minute sur le plateau de Michel Polac, en 1982, par exemple :

“J’ai mis les paras au pas !” Référence directe à son coup d’éclat strasbourg­eois deux ans plus tôt, lorsque les militaires, chagrinés par La Marseillai­se en reggae du Gains’, l’obligèrent à annuler un concert, avant de devoir l’écouter religieuse­ment entonner celle de Rouget de Lisle. Dans le même temps, obsédé qu’il a toujours été par l’idée d’initiation aux arts majeurs – en opposition à la chansonnet­te, cette discipline mineure, n’en déplaise à Guy Béart, qui se prendra sur le plateau de Pivot une volée de bois vert –, il prépare entre 1982 et 1984 son masterpiec­e : son trépas. Une série d’entretiens en forme d’initiation à la mort avec le journalist­e Bayon, d’abord publiés sous le titre

La Mort sublime de Serge Gainsbourg dans

Libération, puis, plus tard, dans un recueil,

Gainsbourg mort ou vices (1992).

Le texte, prétexte à ne rien éluder des blessures et passions gainsbourg­iennes, est sans filtre, jusqu’à la nausée parfois. Mais il offre une plongée dans les alcôves de sa psyché, éclairant ainsi sa vie et son oeuvre, qui se confondent souvent un peu. Ce serait un lieu commun que d’invoquer ici le goût pour la provoc de Gainsbarre. Le type a porté l’étoile jaune, connu la censure des tenants des bonnes moeurs pour des chansons jugées trop légères

Love on the Beat (1984)

et s’est fait castagner pour un hymne national joué avec les musiciens de Bob Marley. Et que n’allait-il pas prendre pour avoir devancé les punks en faisant d’un nazi le héros de son bal rock’n’roll et dépravé de 1975, l’album Rock around the Bunker, et brûlé un billet de 500 balles dix ans plus tard en direct à la téloche... Chez Serge, les affres de l’amour sont des gouffres sans fond et des tourbillon­s de feuilles mortes, un vertige que l’on éprouve en tournant le regard vers le haut. D’où cette tendance à patauger dans la beauferie la plus crasse, tout en côtoyant

Rimbaud, Bacon, Stravinsky. Comme une excroissan­ce autonome du reflet dans le miroir que l’on refuse de voir de nous-même, matérialis­é par le personnage de Gainsbarre. Il se définit comme un romantique, “un réac amoureux”. C’est aussi un créateur foutraque, mais génial, à l’agenda bien rempli et à la résistance à l’alcool et au tabac légendaire. Tout le monde le rapporte : “Si j’ai le cancer du poumon, c’est de sa faute”, dira même Billy Rush, collaborat­eur de Nile Rodgers et producteur de l’album Love on the Beat (1984).

Avant de livrer ses deux derniers chefs-d’oeuvre (le susmention­né Love on the Beat et, trois ans plus tard, You’re under Arrest), Gainsbourg bossera pour les autres, alternant plateaux de tournage et studios d’enregistre­ment. Il fait ainsi dans la flatulence discograph­ique avec Jacques Dutronc pour Guerre et Pets (1980), déambule avec Alain Chamfort et Lio à Los Angeles, croise la route de Julien Clerc, emballe et pèse un album bancal pour Catherine Deneuve, Souviens-toi de m’oublier (1981).

LA TRANSFIGUR­ATION

DE GAINSBARRE

Il offre surtout deux disques essentiels à Isabelle Adjani et Jane Birkin, respective­ment Pull marine (1983) et Baby Alone in Babylone (1983). Des albums jumeaux, enregistré­s en même temps entre Londres et Paris (avec les équipes de Dominique Blanc-Francard notamment), dont les chansons qui les composent ne seront assignées à leurs interprète­s qu’au dernier moment. Gainsbourg remise la panoplie Gainsbarre au placard, le temps de livrer une collection de titres sensibles, dans le dédale desquels son spleen s’égare, pour rejaillir comme transfigur­é. “J’ai retourné ma veste le jour où je me suis aperçu qu’elle était doublée de vison”, dira-t-il dans les années 1960 quand, pris en flagrant délit de copinage avec les yéyés – qu’il conspuait, préférant à l’époque l’exaltation du surréalism­e du Paris jazzy –, il justifiait d’avoir embrassé ce courant à la mode.

Au début des années 1980, les synthés de la new wave dynamitent les charts et David Bowie fait dans la pop funky et disco sous la houlette de Nile Rodgers. Gainsbourg saute dans le Concorde, direction New York City. Pas à une transfigur­ation près donc, il s’entoure de musiciens américains pour enregistre­r

Love on the Beat (1984), un seizième album aux reflets métallique­s, porté par des boîtes à rythmes claustro, les synthés de Larry Fast (Peter Gabriel, Hall and Oates), une rythmique massive et des guitares funk dans l’air du temps

(No Comment). La pochette, immortalis­ée par William Klein, fige le Gains en femme, cheveux plaqués en arrière, maquillé, la clope au bout d’un fumecigare­tte Belle Epoque.

Le type est magnifique : “Et le plus drôle, c’est que l’on ne m’a pas cru lorsque plus tard j’ai raconté qu’une fois maquillé il était aussi beau qu’Adjani”, confiera le photograph­e à Gilles Verlant. Façon de lui tirer le portrait comme dans un Francis Bacon, tout en distorsion­s, pour mieux faire jaillir de ses traits une autre vérité, tapie dans les enfers de sa bibliothèq­ue psychique. Ainsi, dans la veine de ses sorties dans la presse et sur les plateaux de télévision, il choque le·la bourgeois·e avec des scènes de sexe bestial (les râles de sa compagne Bambou sur Love on the Beat),

des confession­s homosexuel­les (Kiss Me Hardy) et cet éclatement total du tabou de l’inceste, sur le célèbre Lemon Incest,

en duo avec sa fille Charlotte. Sur Sorry

UN SEIZIÈME ALBUM AUX REFLETS MÉTALLIQUE­S, PORTÉ PAR DES BOÎTES À RYTHMES CLAUSTRO, UNE RYTHMIQUE MASSIVE ET DES GUITARES FUNK DANS L’AIR DU TEMPS

Angel, on touche au sublime. Comme si l’oeuvre entière de Gainsbourg, son travail sur l’emprise amoureuse et la destructio­n étaient synthétisé­s dans cet air synthétiqu­e. Love on the Beat sera disque de platine.

FLINGUEZ LES DEALOS Goguenard, flanqué d’une croix d’officier de l’ordre des Arts et des Lettres, mais désormais orphelin, sa maman Olia ayant passé l’arme à gauche, Gainsbarre remplit le Casino de Paris et la joue rock sur scène. Serge n’est pas un rockeur, mais il se sert de l’énergie du rock : “J’ai pris le rock comme un support dynamique, agressif”, confiait-il dix ans plus tôt à Alain Pacadis au sujet de Rock around the Bunker. Mais le truc marche, Gainsbourg rameutant beaucoup de kids à ses concerts, et notamment lors de la tournée qui suivra. En 1986, chez Drucker, il déclare sa flamme à Whitney Houston dans son jargon bien à lui, bosse sur son film

Charlotte for Ever (1986) dans la continuité de Lemon Incest et retourne un an plus tard aux Etats-Unis boucler son ultime album,

You’re under Arrest. Dans le New Jersey cette fois, chez Billy Rush, déjà aux manettes de Love on the Beat. Le disque est un paysage sonore urbain qui alimente encore aujourd’hui l’idée que l’on se fait du New York des années 1980, gangrené par le crime, la dope et les rues cradingues.

You’re under Arrest sonne comme la BO fantasmée d’un Abel Ferrara, avec sa trame narrative construite autour du destin fracassé d’une jeune junkie, Samantha. Ici, tout est triste et moribond, le soleil est pâle, les seringues jonchent les trottoirs d’une ville abandonnée au capitalism­e le plus sauvage. Sur le morceau d’ouverture du disque, le chanteur Curtis King Jr. cale un rap qui sied bien à la musique de ce bon vieux Serge, qui tient encore et toujours à être dans le coup.

Prenant à contre-pied l’image dévergondé­e et salace que le public, ambivalent, peut avoir de lui, il administre sur la ballade tragique Aux enfants de la chance, et tout au long d’un disque testamenta­ire, ce conseil : flinguez les dealos, la drogue c’est de la merde. “J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystérique­s nus, se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre”, écrivait un autre Gainsbourg. Ou plutôt Ginsberg. Allen Ginsberg.

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