Les Inrockuptibles

Un petit trou

- TEXTE Stéphane Deschamps

FIN DES ANNÉES 1950, EN DÉCALAGE AVEC LE ROCK NAISSANT MAIS SYNCHRONE AVEC LA NOUVELLE VAGUE, LUCIEN GINSBURG INVENTE SERGE GAINSBOURG, PIANISTE PATIBULAIR­E ET DANDY DÉAMBULANT ENTRE LE JAZZ ET LA CHANSON. AMBIANCE POLAR TEINTÉE D’EXOTISME, RÉFÉRENCES LITTÉRAIRE­S ET CYNISME À LA BOUTONNIÈR­E, IL ENTRE CHEZ LES YÉYÉS TEL LE LOUP DANS LA BERGERIE. EN ATTENDANT SON HEURE, IL EST DÉJÀ EN AVANCE.

NE TIREZ PAS SUR LE PIANISTE : IL N’A PAS 30 ANS, et s’il a l’air de faire la gueule, une sale gueule, c’est déjà parce qu’il a enduré mille vies. Fils d’exilés russes qui ont fui la révolution bolcheviqu­e de 1917. Né Juif à Paris en 1928, assez grand sous l’Occupation pour apprendre à raser les murs, mauvaises nouvelles des étoiles jaunes. La famille vit rue Chaptal, dans le IXe arrondisse­ment, en face des bureaux de la Sacem. Comme son père, Lucien aime l’art, la littératur­e, les poètes, la peinture, la musique classique, la chanson et le jazz. Tout en suivant l’exemple paternel, peintre contrarié qui gagne sa vie en jouant de la musique dans des cabarets parisiens ou des casinos de Normandie, Lucien se destine à la peinture mais, dès 1954, n’en dépose pas moins ses premières chansons à la Sacem (sous le pseudo de Julien Grix). L’artiste se fait la promesse que, s’il n’a pas percé dans la peinture avant 30 ans, il arrête. Ne tirez pas sur le pianiste : à 30 ans, Lucien Ginsburg, devenu Serge Gainsbourg, a percé. Mais pas dans la peinture : des petits trous.

NUITS BLANCHES ET FILMS NOIRS

En février 1958, la chanteuse rive gauche (mais habituée du cabaret Milord l’Arsouille, rive droite) Michèle Arnaud publie un 45t avec Le Poinçonneu­r des Lilas, une chanson écrite par

Serge Gainsbourg, ce jeune ami qui l’accompagne à la guitare sur scène. Les Frères Jacques vont la reprendre aussi. Gainsbourg affronte sa timidité et commence à chanter ses compositio­ns lui-même, encouragé par l’exemple de Boris Vian, qu’il a découvert deux ans plus tôt et dont il est le premier disciple (même gueule en long, même répertoire de chansons modernes et cruelles). Gainsbourg commence à percer : il est signé chez Philips par l’influent Jacques Canetti, et rejoint pour ses premiers enregistre­ments par Alain Goraguer, l’arrangeur de Boris Vian.

Du chant à la une !…, premier album 25 cm de Gainsbourg, sort à l’automne 1958. Dans le texte de présentati­on imprimé au verso du disque, Marcel Aymé écrit : “Je souhaite à Gainsbourg que la chance lui sourie autant qu’il le mérite et qu’elle mette dans ses chansons quelques taches de soleil.” Pas exactement. Là, c’est plutôt la nuit, au mieux le petit matin blême, dans l’état d’excitation et d’épuisement où s’effilochen­t les nuits blanches. Des chansons comme des petits films noirs dans un Paris post-zazou.

Le dandy déambule entre la rue popu (d’étonnantes chansons de la classe ouvrière : Le Poinçonneu­r des Lilas, Le Charleston des déménageur­s de piano, L’Alcool) et les beaux quartiers, les duchesses et les dactylos, les trains de banlieue et la Jaguar qui file vers le Sud, la tendresse et le cynisme, le désir et le dégoût.

C’est un disque charnière – grinçante – qui justifie le relatif insuccès du Gainsbourg première époque : Serge Gainsbourg chante le peuple, mais il est trop pincé, inquiétant, voire méchant, pour devenir chanteur populaire. Le meilleur soutien de Gainsbourg reste Boris Vian, qui encense Du chant à la une !… dans Le Canard enchaîné du 12 novembre 1958.

LE MAMBO DU POULBOT

En revanche, à notre connaissan­ce, Vian n’écrira pas une ligne sur le deuxième album de Serge Gainsbourg. Mais il est excusé : il meurt en juin 1959, le mois de la sortie du disque. Sur la pochette, un flingue, des roses et Gainsbourg en costume trois-pièces, le sourcil droit hautain. Comme sur Du chant à la une !…, les arrangemen­ts ne sont pas secondaire­s : cuivres altiers, flûtes, jazz à danser au goût de l’époque (on croit parfois entendre les orchestrat­ions de Ray Charles sur Atlantic). L’exotica latino est à la mode. Toujours à la pointe de la modernité, Gainsbourg et Goraguer mettent du mambo et du cha-cha-cha, soit de la danse, dans leur jazz décavé. Gainsbourg n’est pas un chanteur populaire, mais il plaît aux esthètes de la chanson, dont la muse Juliette Gréco, qui commence à reprendre ses chansons cette année-là.

Entre Gainsbourg et les femmes, c’est “Je ne t’aime pas, moi aussi” : ce deuxième album est terrible avec les femmes, mais aussi plus sensuel, lubrifié et léger que le premier. Le chef-d’oeuvre gainsbourg­ien de l’époque, et son premier succès/sucé, n’est pas sur l’album. C’est L’Eau à la bouche, enregistré pour le film du même nom, capiteux cha-cha-cha dont le vers final “Vois je ne prends que ta bouche” sème le trouble éternel : est-ce un baiser, ou une fellation ?

SERGE À LA PAGE

Gainsbourg avait déposé ses premières chansons à la Sacem en 1954, l’année de naissance du rock’n’roll en Amérique, et ça ne s’entendait pas vraiment. Quand le tsunami rock’n’roll, première sommation de la culture pop, arrive en France au tout début des années 1960 sous la forme niaiseuse de la vague yéyé, Gainsbourg sort son troisième album. Et ça s’entend un peu.

Sur L’Etonnant Serge Gainsbourg, ce disque qui prophétise dès 1961 le Monsieur Cyclopède de Pierre Desproges (étonnant, non ?), il y a Le Rock de Nerval et Le Sonnet d’Arvers, une paire de chansons qui plaquent les références littéraire­s de Gainsbourg sur les riffs de saxo et les arrangemen­ts bêtassou du twist. C’est dans le vent, mais c’est mauvais. Sur l’album est imprimé un fallacieux macaron qui dit “bon pour la danse”. Non, ce disque n’est pas bon pour la danse. Même la surprise est partie. Trop vieux et lettré pour la musique de jeunes grégaires, Gainsbourg semble y goûter, puis se réfugier à contrecoeu­r dans les convention­s de la chanson française d’une autre ère. Il s’en remet aux grands auteurs classiques (Nerval et Hugo, adaptés). Une merveille quand même (La Chanson de Prévert), quelques grands textes joueurs (En relisant ta lettre, Les femmes c’est u chinois), mais une impression générale de désaffecti­on, d’usure, d’ennui mortel. Au dos du disque, Gainsbourg écrit :

“Voici quelques chansons qui ne sont qu’un peu de moi-même.”

C’est peut-être moins de la modestie que de la lucidité.

L’Etonnant Serge Gainsbourg sonne comme un disque dépassé, déprimé, de transition, traversé plus qu’habité par son interprète, qui a peut-être alors mieux à faire que d’enregistre­r des disques que pas grand monde n’écoute : écrire des chansons pour d’autres, se lancer dans une carrière d’acteur, rencontrer Brigitte Bardot.

CHANT DE BATAILLE

1961, 1962, 1963 : la croisée des chemins pour la musique en France. Gainsbourg contre Johnny. Vaincu par la vulgarité des yéyés, Gainsbourg aurait pu en rester là, se contenter d’écrire des chansons à succès pour d’autres interprète­s – ce qu’il fera, mais pas seulement. Il a perdu la bataille du succès populaire, mais n’abandonne pas le combat de la musique. Au tout début des Goémons, premier morceau du quatrième album de Serge Gainsbourg qui sort en mai 1962, on entend la mer et les mouettes – à moins que ce ne soit des albatros, comme dans le poème de Baudelaire. Le chanteur a pris le large. Dédaignant la vague yéyé, il en accueille une autre : la bossa nova, la nouvelle musique brésilienn­e dont la sensualité savante et poétique lui va au teint.

Baudelaire, Les Cigarillos et Ce grand méchant vous auraient justifié un macaron “bon pour la danse sur une plage de Rio”. Intoxicate­d Man est un hommage au Je bois de maître Vian, avec un putain d’orgue pop qui prend peu à peu la place des cuivres et vrille toute idée de nostalgie. Sur l’indispensa­ble N° 4, Gainsbourg revient à ses fondamenta­ux : des mots qui dansent sur des musiques opportunes et sophistiqu­ées, des chansons scénarisée­s comme des petits polars haletants. “L’heure de Gainsbourg viendra, je la crois proche”, annonce un journalist­e de France Observateu­r sur la pochette de N° 4. Bourré d’énergie (et pas seulement d’énergie), Serge Gainsbourg y croit : il chante ici plus ample, affirmé, confiant, comme s’il avait entrevu le triomphe à venir. Qui écoute encore Michèle Arnaud ? Qui se souvient du visage d’Alain Goraguer ? Qui a vu le film L’Eau à la bouche ? Du Poinçonneu­r des Lilas à La Javanaise, l’oeuvre de Gainsbourg première période a survécu à son contexte, à son époque.

TOUJOURS À LA POINTE DE LA MODERNITÉ, GAINSBOURG ET GORAGUER METTENT DU MAMBO ET DU CHA-CHA-CHA DANS LEUR JAZZ DÉCAVÉ. GAINSBOURG N’EST PAS UN CHANTEUR POPULAIRE, MAIS IL PLAÎT AUX ESTHÈTES, DONT LA MUSE JULIETTE GRÉCO

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Au cabaret des Trois Baudets, à Paris, en 1958

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