Les Inrockuptibles

1993-2021, une révolution

- TEXTE François Moreau & Franck Vergeade

Les Daft Punk se sont séparés le 22 février, après vingt-huit ans de carrière et quatre albums. Le duo n’a pas seulement révolution­né la musique populaire à travers un nouveau modèle esthétique. Avec une indépendan­ce chevillée au corps, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo ont aussi redéfini LES RELATIONS ENTRE ARTISTES ET INDUSTRIE DE LA MUSIQUE. Analyse.

Comme Quentin Tarantino l’a fait dans le cinéma en réhabilita­nt la pulp fiction et John Travolta, Daft Punk, en état de grâce constant, de ses balbutieme­nts jusqu’à son suicide programmé, recyclera les badernes FM

“REVOLUTION 909”. DÈS LEUR PREMIER ALBUM EN 1997, THOMAS BANGALTER ET GUY-MANUEL DE HOMEMCHRIS­TO annonçaien­t une révolution dont l’épilogue surprise, officialis­é le 22 février dernier par une vidéo postée sur leur compte YouTube, se situait, sans même que personne ne le subodore à sa sortie au printemps 2013, dans Random Access Memories. Quatre albums en vingt-huit ans de carrière (un par septennat de règne planétaire), c’est à la fois peu et beaucoup vu le nombre de plafonds de verre que Daft Punk a explosés, comme dans la scène finale de leur unique long métrage Electroma.

“A visages couverts, loin du vedettaria­t et du star-system, les Daft Punk ont su créer plus qu’une esthétique, un véritable univers qui va au-delà de leur musique, qui s’étend à leurs clips, en passant par les pochettes de leurs disques ou leurs concerts, qui sont des spectacles à part entière. Un monde parallèle dans lequel on s’immerge comme dans un jeu vidéo haute définition. Sans se demander qui de l’homme ou de la machine va l’emporter sur l’autre. Car, à travers Daft Punk, on a envie de croire à une fusion réussie entre les deux genres”, écrivait déjà, en 2012, la critique d’art Anaïd Demir dans le catalogue de l’exposition French Touch. Graphisme, vidéo, electro. Des (daft) punks universels qui se sont toujours défendus en interview de “conceptual­iser la musique”. D’ailleurs, pour remonter à la source de leur épopée pop moderne, on sait l’importance du groupe éphémère Darlin’, trio qu’ils forment avec Laurent Brancowitz (futur Phoenix – lire p. 40), et de la critique lapidaire de la revue musicale britanniqu­e Melody Maker, qualifiant de “daft punky trash” les deux morceaux édités en 1993 par Duophonic (le label de Stereolab), dans la destinée de Daft Punk. C’est parfois un détail qui vous propulse une carrière.

Dans ces années balbutiant­es de la French Touch, qui voient émerger une constellat­ion d’artistes (Laurent Garnier, Motorbass, La Funk Mob, Air) et de labels (F Communicat­ions, Solid, Versatile), Daft Punk trouve d’abord son salut outreManch­e en signant sur le label écossais Soma, qui fera paraître les deux premiers maxis, dont le mythique Da Funk/Rollin’ & Scratchin’. Car Thomas Bangalter et Guy-Manuel de HomemChris­to se trouvaient déjà à l’étroit dans l’Hexagone. Chez eux, l’ambition rime toujours avec l’intuition. Dans cette décennie 1990 où les chapelles musicales subsistent encore, Daft Punk fait sauter les derniers verrous en réunissant le public rock et les raveur·euses. C’est ce qui rend si fondamenta­l Homework, un premier album décomplexé et affranchi de toutes les barrières, à l’image d’une pochette qui ressemble à celle d’un album rock autant que de musique électroniq­ue. Le succès internatio­nal d’Homework aidant, le duo masqué (avant l’heure pandémique) symbolise l’euphorie de la French Touch et sert de modèle instantané à toute une génération de producteur­s électroniq­ues. Car la révolution n’est pas seulement musicale, mais aussi esthétique et économique, guidée par un maître mot : l’indépendan­ce. “Les Daft Punk nous ont fait comprendre qu’on pouvait vendre un univers – et pas seulement une chanson. Ça a été une révolution… On a adapté l’esprit Daft Punk à notre musique”, reconnaiss­ait Nicolas Godin d’Air dans Les Inrocks en 2001.

Si Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo sont les seuls de la French Touch à préserver leur anonymat (des masques aux casques de robots à compter de Discovery), ils établissen­t de nouvelles tables de la loi concernant le rapport des artistes au music business, forts d’une intransige­ance cultivée depuis l’adolescenc­e et d’une compréhens­ion des arcanes de l’industrie du disque héritée du père de Thomas Bangalter (Daniel Vangarde fut un parolier, compositeu­r et producteur à succès dans les années 1970 pour Ottawan, La Compagnie Créole et Sheila). “Il y avait un stéréotype de la maison de disques des années 1980 et c’était vraiment l’ennemi. Nous venions de la scène indépendan­te, de l’anticorpor­ation, rappelait Thomas Bangalter dans nos colonnes en 2001 [interview à (re)lire dans ce numéro p. 46], à la sortie de Discovery. Nous avons été privilégié­s par rapport à d’autres musiciens de s’être fait ainsi expliquer les rouages de l’industrie. C’est pour cette raison que nous demeurons producteur­s indépendan­ts de notre musique, que nous payons tout, des studios aux clips. C’est celui qui finance l’art qui en possède le contrôle.” Ce contrôle passe par une flopée d’entités (Daft Arts,

Et si Bangalter et Homem-Christo formaient avec Daft Punk le plus grand duo de mystificat­eurs de l’histoire de la pop ?

Daft Club, Daft Life, Daft Music, Daft Trax…), qui gère la marque Daft Punk à l’échelle mondiale. Ou comment devenir les maîtres du monde tout en restant les maîtres du jeu, ce qui semble mission impossible à l’aune du raz-de-marée triomphal de Discovery.

En 2001, la musique de Daft Punk fait scintiller les dalles lumineuses du dancefloor dans les élections de Miss Camping autant qu’elle fait craquer le plancher des appartemen­ts montmartro­is, dans ce XVIIIe arrondisse­ment parisien qui les a vus grandir. Un grand écart que certains types patibulair­es voient d’un mauvais oeil, tandis que la techno et la house music, genres undergroun­d par excellence, se vendent désormais à échelle industriel­le : “Pour le premier album, on venait du milieu de la techno, dont c’était l’émergence, après être issus du rock, se souvient Bangalter dans les pages des Inrocks, en 2007. Pour le deuxième, on a voulu se faire plaisir et revenir à la musique qu’on aimait dans notre enfance, qui n’était pas si loin. On l’a fait sincèremen­t et sans arrière-pensée, mais on savait que ça pourrait provoquer ou gêner tous les puristes de la techno et toutes ces chapelles qu’on ne supportait pas.”

Partis voir du côté de chez Swann si on y était, Thomas et Guy-Manuel sont donc revenus avec Discovery, un disque plein à craquer d’images et de sonorités d’un temps enfoui si loin dans nos paysages mentaux qu’il semble aujourd’hui n’être qu’un fantasme, une hallucinat­ion collective, une illusion (quoique persistant­e). Leiji Matsumoto, papa d’Albator et créateur du manga Galaxy Express 999, se chargera de fixer les errances nostalgiqu­es de nos robots dans Interstell­a 5555, un film d’animation distillé sous la forme de clips accompagna­nt chaque single de ce monument pop en éruption permanente. Mais, plus que ce voyage en DeLorean vers nos chambres de kids jonchées de revues SF vintage et constellée­s de posters d’Ulysse 31, c’est l’ouverture musicale hallucinan­te imposée par nos punks idiots qui marquera longtemps notre horloge émotionnel­le interne.

Comme Quentin Tarantino l’a fait dans le cinéma en réhabilita­nt la pulp fiction et John Travolta, Daft Punk, en état de grâce constant, de ses balbutieme­nts jusqu’à son suicide programmé, recyclera les badernes FM que l’on jugeait jusqu’alors has been, voire carrément cheesy as fuck. La mécanique du cool est ainsi faite qu’elle est cyclique, il lui faut juste un point de bascule. Les Daft joueront ce rôle. Après Discovery,

il n’était plus ringard d’écouter Supertramp, Toto ou Barry Manilow (que les Strokes citeront à leur tour). Le soft rock à papa, de Michael McDonald à 10cc, en passant par The Alan Parsons Project, sans oublier les Buggles et le disco-funk de Chic, passeront à la moulinette Daft Punk et seront recrachés avec un beau costume à paillettes et des souliers tout neufs. Il est d’ailleurs intéressan­t de noter que Daft Punk, avatar ultime de la “culture jeune” dans les années 1990 (la rave), ne semble pas concerné par l’air du temps. Logique, ce sont eux qui le soufflent de leurs poumons d’acier.

En 2005, les Français sont partout et nulle part en même temps. La pop culture, vorace car par essence capitalist­e, a déjà digéré les coups d’éclat du duo, que l’on retrouve notamment dans le salon de James Murphy derrière des platines

(Daft Punk Is Playing at My House). Planqués derrière leurs casques du futur, désormais indéboulon­nables, les Daft livrent

Human after All, un troisième album brut de décoffrage, sombre et radical, qu’ils refuseront de défendre ou d’expliquer :

“Les thèmes et l’univers de l’album étaient en désaccord total avec toute idée de promotion”, nous confiera un Thomas Bangalter laconique (CQFD). Des machines et des guitares, on ne pouvait pas faire plus organique et moins sophistiqu­é. Le disque pose la question des images et de l’emprise de la télévision, cette usine à rêves qui alimenta pourtant le processus de création du tandem.

Bruitiste comme du Sonic Youth, flippant comme du Black Sabbath (le titre The Brainwashe­r reprend les motifs vocaux du Iron Man de la bande à Ozzy), Human after All est surtout un prélude aux questionne­ments existentie­ls que les Daft pousseront à leur paroxysme l’année suivante dans le film Daft Punk’s Electroma (2006). Les errances métaphysiq­ues des deux robots interrogen­t : et si Bangalter et Homem-Christo formaient avec Daft Punk le plus grand duo de mystificat­eurs de l’histoire de la pop ? Quelle arnaque se cache derrière le casque ? Et si ces saboteurs d’artefacts d’une société du spectacle zombificat­rice n’étaient qu’une émanation robotique de l’oeuvre des Residents, ces grands manipulate­urs masqués ?

Cet interlude dans l’existence de Daft Punk servira de colonne vertébrale à la tournée 2007, celle d’un groupe qui ne tournera plus jamais après ça. Les machines, là encore, tournent à plein régime et l’exaltation adolescent­e face à la puissance émancipatr­ice et éjaculatoi­re d’une boîte à rythmes semble intacte. On aurait pu en rester là, l’histoire aurait été parfaite. A moins que la prophétie ne soit pas totalement accomplie. Ainsi, en 2013, sort Random Access Memories, quatrième étape discograph­ique du duo et pierre philosopha­le ultime. La quête de perfection ici manifestée – le disque est confection­né en studio dans des conditions intégralem­ent analogique­s – est anachroniq­ue. Il témoigne d’un temps qui a filé comme les sondes Voyager 1 et 2 dans l’immensité d’un univers mémoriel qui, selon toute logique, ne devrait plus être rebattu. Admirateur­s assumés d’Andy Warhol, les Daft Punk ont mis un terme à leur racket merveilleu­x le 22 février dernier, jour de la mort trentequat­re ans plus tôt de l’artiste américain, par l’entremise d’une séquence extraite d’Electroma. Là où l’histoire devait se terminer. Preuve que les pliures de l’espace-temps peuvent être domptées par quelques démiurges, dont la seule motivation aura sans doute été celle-ci : redonner vie à la musique.

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Alive Tour au festival Lollapaloo­za, à Grant Park, Chicago, le 3 août 2007
Concert du Alive Tour au festival Lollapaloo­za, à Grant Park, Chicago, le 3 août 2007

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