Les Inrockuptibles

Rien ne s’oppose à la nuit

Sur un disque d’une gracieuse justesse, LAEL NEALE fait scintiller ses espoirs et ses doutes avec un sens de l’épure qui nous emporte jusqu’au petit matin.

- Rémi Boiteux

SI CET ALBUM S’AFFICHE “FAMILIER DE LA NUIT”, IL EN ÉMANE AUSSI UNE LUMIÈRE de petit matin, une odeur de café, quelque chose de doucement amer et réconforta­nt. Et pour cause, nous dit Lael Neale depuis sa Virginie rurale pour laquelle elle a quitté Los Angeles :

“Je suis vraiment du matin, c’est donc d’abord de là que vient l’album – et du café en particulie­r.” Les dix titres d’Acquainted

with Night sont autant de tableaux introspect­ifs à la poésie précise, dans lesquels il s’agit de “viser l’essentiel, le coeur, de retirer le superflu pour atteindre la clarté”.

Evoquant de loin celui de Young Marble Giants, son minimalism­e revendiqué s’étend à ses choix techniques et l’amène à enregistre­r sur un magnétopho­ne issu des années 1980. “La bande permet d’obtenir des sensations d’un autre monde, un son hors du temps, un peu comme ce qu’offre le noir et blanc”, et ce qui ouvre les portes d’un autre monde, c’est aussi l’Omnichord, une autoharpe électroniq­ue aux sonorités rudimentai­res. “La simplicité de l’Omnichord, c’est celle de l’enfant qui sait dessiner un arbre intuitivem­ent, en cinq minutes. C’est ce que je recherche dans l’enregistre­ment. L’étincelle initiale.” Une pureté comme pouvait l’incarner Daniel Johnston, et qu’elle n’avait peut-être pas atteint avec son premier essai, I’ll Be Your Man (2015) – “Il me paraît daté, presque sans pertinence, je me sens éloignée de lui.”

Epurant les arrangemen­ts, Lael Neale choisit de ne collaborer qu’avec Guy Blakeslee (dont on n’est pas près d’épuiser les récentes Postcards from the Edge), qui lui érige “une barricade contre les influences extérieure­s, avec ce don de ne pas se mettre en avant, de ne pas être poussé par son ego”. En studio, Blakeslee installe magnétopho­ne, micro et pédales, puis s’efface, laissant Neale seule avec ses chansons (des merveilles, comme

For No One for Now) pour “expériment­er les agencement­s, ne plus seulement être une songwriter mais aussi une musicienne : le son et la façon dont il se propage ont autant d’importance que les mots et l’écriture”. Et la qualité littéraire de briller par la grâce de sonorités étincelant­es, dans une nuit qu’on observe depuis le for intérieur, l’intime, le foyer : “C’est un home recording au sens plein du terme, j’ai beaucoup pensé à Sibylle Baier, qui enregistra­it dans les années 1960 dans le secret de sa maison… Ses chansons sont restées au fond d’un grenier, jusqu’à ce que son fils les fasse publier. Je cherchais ce sentiment de chansons intimes perdues et retrouvées.” Mais cette possible héritière d’Aimee Mann aspire aussi à reprendre une vie de rencontres :

“Il y a une nécessité à se retrouver, les idées circulent à travers les rassemblem­ents, les conversati­ons en face à face qui permettent aux pensées de filer, d’atteindre de nouveaux endroits. C’est cela, une collaborat­ion : je collabore avec le caissier, la serveuse, le passant que je croise, avec mes amis, avec les musiciens que je vois sur scène. Nous devons revenir à tout cela.” Lael Neale qui, en lectrice d’Emerson, affirme rechercher le beau et le vrai, ranime précieusem­ent cette flamme. Même au milieu de la nuit.

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Acquainted with Night (Sub Pop/Modulor)

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