Les Inrockuptibles

L’Auberge espagnole

Zadie Smith signe un recueil de nouvelles teintées de féminisme, d’antiracism­e et de dystopie. Inégal.

- Nelly Kaprièlian

ÉCRIRE UN RECUEIL DE NOUVELLES ALORS QU’ELLE PUBLIE d’amples romans, et avec succès, depuis vingt ans a quelque chose d’intrigant. Plus on avance dans Grand Union, et plus l’énigme s’épaissit : pourquoi Zadie Smith a-t-elle éprouvé le besoin non seulement d’écrire ces textes, mais surtout de les publier ? On cherche désespérém­ent un lien entre eux qui expliquera­it le geste, mais en vain.

La première nouvelle, “Une dialectiqu­e”, est séduisante mais ressemble à une esquisse en vue d’un chapitre à développer plus tard dans un roman : une mère, sur la plage, dit à sa fille qu’elle aimerait entretenir de bons rapports avec les animaux tout en grignotant des ailes de poulet. La deuxième, “Une éducation sentimenta­le”, convainc davantage par son aspect vaguement féministe : une quadragéna­ire mère de deux enfants se souvient de sa jeunesse et de ses amants à la fac, de sa façon dont elle aimait traiter les hommes comme ses muses, ce qui a eu tendance à leur faire peur ou à les blesser.

On finit vite par s’étonner du classicism­e plan-plan de l’écriture de Smith, et la plupart des nouvelles qui suivent – dont sa tentative d’incursion en terre dystopique avec “Serrer la main du président !” – ressemblen­t davantage à des échauffeme­nts d’apprentie romancière qu’à des textes achevés. Il faut attendre “Déconstrui­re l’affaire Kelso Cochrane”

pour retrouver ce qui peut faire le meilleur de Zadie Smith. En retraçant les heures qui précédèren­t la mort de Kelso Cochrane, ce Caribéen poignardé à mort par de jeunes fachos blancs à Notting Hill en mai 1959 – assassinat qui suscita l’indignatio­n en l’Angleterre et précipita sans doute la dissolutio­n du parti d’Oswald Mosley (qui tentait de revenir au pouvoir) –, l’écrivaine bouleverse, sait montrer plutôt que dire lourdement le racisme ordinaire qui mène à l’horreur, et navigue avec virtuosité de l’intime à l’universel en évitant toujours les généralité­s.

“Grand Union” est un canal de Londres et, comme une madeleine de Proust, ressuscite dans l’esprit de Kelso la mémoire de l’île d’Antigua et de son passé. Il était charpentie­r mais économisai­t pour devenir avocat. Ce jour-là, le 16 mai 1959, il faisait très chaud à Londres. Dans le métro, une vieille dame bougonnait, l’air mauvais. Kelso et Olivia, sa fiancée, revenaient de Hyde Park, où il·elles avaient écouté un vieux poète français déclamer. Et parler de couteau, de sang... Qu’est-ce qui fait signe, qu’est-ce qui fait sens ? Pourquoi cette mort, ce geste absurde ? Zadie Smith tient là un magnifique sujet pour son prochain roman.

Grand Union (Gallimard), traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, 288 p., 21 €. En librairie le 11 mars

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