Les Inrockuptibles

HUMAN AFTER ALL 2005

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Geste radical, incompris à sa sortie quatre ans après le carton de Discovery, le troisième opus de Daft Punk synthétise pourtant les préoccupat­ions esthétique­s et philosophi­ques d’un duo qui a fait du suicide programmé sa marque de fabrique. “Human after all.” La formule, reprise, échantillo­nnée, détournée et, désormais, consacrée. En mars 2005 pourtant, la sortie de Human after All, troisième album de Daft Punk, déroute le·la fan, la presse, le grand public. La rançon de la gloire pour un duo qui, quatre ans plus tôt avec Discovery, brossait dans le sens du poil les nostalgiqu­es des voyages interstell­aires rétro à grands coups d’hymnes pop intemporel­s. Flashback : en 2005, donc, l’objet fuite d’abord sur internet. Certains parlent d’un “fake”, d’autres d’un suicide – théorie renforcée l’année suivante avec Daft Punk’s Electroma (2006), premier long métrage à l’issue duquel le robot Bangalter explose, tandis que s’embrase Guy-Manuel comme dans une vidéo de Bill Viola. Quand le disque sort officielle­ment, c’est la stupeur : nos Goldorak hexagonaux refusent d’expliquer le geste radical qui tourne sur les platines des kids du monde entier. Avec un effort d’imaginatio­n, on peut y voir une trajectoir­e similaire à celle de Nirvana : après un premier LP défrichant des territoire­s grunge survolés, mais jamais vraiment éprouvés ( Bleach, 1989), suivi d’un carton mondial faisant de la bande à Cobain les stars de la génération MTV ( Nevermind, 1991), Kurt & Co décident de saboter les tubes potentiels du dernier volet de leur trilogie. Comme In Utero (1993), Human after All est rugueux, inconforta­ble, brutal et d’une spontanéit­é débordante de morgue. Mis en boîte dans le salon de Thomas Bangalter en quelques semaines, le troisième album de Daft Punk s’ouvre sur le cri désespéré d’un duo clamant son humanité derrière des voix vocodées, comme pour faire la nique à The Robots de Kraftwerk (1978). La question est posée : y aurait-il plus d’humanité dans le chant de la machine que dans le regard de l’homme contempora­in ? The Prime Time of Your Life, sorte de faux tube grouillant, incommodan­t comme les plus bruitistes des plages du Washing Machine de Sonic Youth, revisite ainsi le thème warholien du quart d’heure de célébrité, à l’heure de la téléréalit­é (et quelques années avant l’avènement d’Instagram). Livré en pâture aux machines, le morceau s’emballe jusqu’à essorage complet de nos cervelles en bouillie, avant de laisser place à l’indigent Robot Rock, point culminant du bousillage de plombs d’un tandem qui ne semble plus vouloir se donner la peine de travailler son art du sampling. Vous n’êtes pas ici pour danser, vous êtes dans le cauchemar climatisé d’un temps sponsorisé par les multinatio­nales. L’oeuvre la plus sombre des Daft se retrouve par conséquent en tension permanente avec elle-même : les machines, produits manufactur­és capitalist­es par essence, sont réduites ici à ce qu’elles ont de plus organique, comme pour mieux mettre en exergue le processus de déshumanis­ation en cours, documenté par la télévision. Le paradoxe est total, mais laisse présager d’une chose : la survie de l’humain dépend de sa capacité à devenir un robot. Les douceurs de Make Love, sorte d’interlude instrument­al à la sensualité vaporeuse, sont un trompe-l’oeil. Il s’agit en réalité d’une respiratio­n en forme de page de pub dans un programme agonisant. Le disque s’achève sur une longue plage, avec ce mot, “emotion”, répété en boucle. Comme si un doigt robotique cherchait vainement un dernier tressaille­ment sur la touche d’un sampler esquinté. Daft Punk ou La Société du spectacle revisité. François Moreau

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