Les Inrockuptibles

Le masque en musique

- TEXTE Francis Dordor avec Vincent Brunner

Les Daft Punk s’inscrivent dans une lignée de musicien·nes qui ont choisi LE TROMPE-L’OEIL, ont réinventé leur biographie ou se sont déguisé·es pour mieux brouiller les pistes. Esquive, neutralité, recherche du sacré, ou comment avancer masqué devient subversif.

ÊTRE VU·E/NE PAS APPARAÎTRE. PEEP-SHOW EN BOOMERANG.

L’observé s’exhibe et confisque néanmoins le privilège du·de la mateur·euse. Rite de solitude en abyme. De ce point de vue, la posture des Daft Punk est vertige optique et petit chef-d’oeuvre. Bien visibles, ils n’en font qu’à leur tête car ne l’affichant point. Aujourd’hui, tout le monde est tellement mis en demeure de transparen­ce, de lisibilité, de représenta­tion. Eux ont choisi l’impénétrab­le neutralité de personnage­s de console vidéo.

Et d’abord qui ? Et quoi ? Hommes, femmes, androïdes, Blanc·ches, Noir·es, beaux et belles, laid·es, difformes, jumeaux et jumelles ? Il y a du cache-cache et de la ruse et du canular dans leur effacement volontaire. Et de la subversion, sans doute. Pas celle du sous-commandant Marcos (encore qu’une pipe dépassant de leur casque de robot serait du meilleur effet), ni du FLNC, mais une manière de prendre au pied de la lettre le vide des images en série (et, dans leur cas, des images de séries télé) prêtes à consommer pour produire un effet de résistance à la capture, une désobéissa­nce au principe de réalité, un pied de nez, sans nez, qui dit : “Vous ne m’attraperez pas, je suis un autre.”

EFFACER SA TRACE

Voilà bien longtemps que le jeu a basculé en faveur de ceux et celles qui ont choisi le trompe-l’oeil, l’esquive et le mensonge. Selon plusieurs modes. Bob Dylan a d’abord tissé sa biographie de fausses pistes, s’inventant un passé d’orphelin texan, une errance de hobo woody-guthrien. Puis il s’est inventé un accident de moto (jamais prouvé) pour se mettre au vert à Woodstock et renaître sous une autre forme, avec une autre voix. Jim Morrison, fils d’amiral en fonction, fit preuve d’une égale mythomanie, s’attribuant lui aussi un passé d’orphelin. Sa disparitio­n demeure, comme celle d’Elvis, entourée d’assez de mystère pour qu’on ait pu la mettre en doute. Sun Ra a, quant à lui, réécrit son histoire au point de se dire natif de la planète Saturne, débarqué sur Terre en vaisseau spatial : effacer sa trace, même biologique.

Moins abstraits, le déguisemen­t et le masque furent des objets révérés chez certain·es abstinent·es du visible. En 1967, les Beatles viennent de rompre avec la scène et entrent dans une ère d’obscurité et de transferts. Ils s’immergent dans les abysses du studio, leurs textes deviennent impénétrab­les, à niveaux multiples, et ce à mesure que leur image échappe à l’homologati­on. D’abord, ils s’habillent en orphéons d’opérette, empruntent ce nom convexe de Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Puis, sur la pochette de Magical Mystery Tour, ils disparaiss­ent sous des costumes d’animaux de carnaval : un coq, un hippopotam­e, un lapin, un morse. Sur une chanson, John chante qu’il est le morse (I Am the Walrus). Avant de se rétracter dans Glass Onion de l’Album blanc, où il prétend que finalement c’est Paul, le morse. Allez décoder après ça ! On l’a compris, l’important c’est : se fuir, tromper son reflet. D’autres pochettes plaident dans les années qui suivent pour la dissimulat­ion : le masque à la truite de Captain Beefheart sur Trout Mask Replica, chef-d’oeuvre de rock dadaïste, le masque de cire de John Cale sur Vintage Violence, le masque de carnaval vénitien de Steve Miller sur The Joker…

LES GRANDS MAÎTRES DE L’ÉNIGME

On en arrive aux maquillage­s inspirés de gravures médiévales japonaises de Kiss, là où finalement l’esthétique manga chère à Daft Punk – leur look rappelle le feuilleton San Ku Kaï – commence à s’imposer. Un franchisse­ment de Rubicon s’opère avec deux grands noms de la musique moderne. Kraftwerk inaugure le concept du concert caché. Ils se produisent sur scène derrière un rideau, des mannequins à leur image occupant le devant.

La référence décisive et radicale reste cependant The Residents, groupe dont la réalité discograph­ique (62 albums !), scénique et filmique est effective, et ce depuis plus de quarante ans, mais au sujet duquel le doute est permis, et même encouragé. Fondés vers 1966 par des patamusici­ens originaire­s de Louisiane, terre de carnaval, les Residents sont les grands maîtres de l’aléatoire et de l’énigme bien conservée. On dit qu’ils se sont rencontrés à Shreveport, au lycée ; que c’est parce que leur camion y tomba en panne, alors qu’ils traversaie­nt la Californie, qu’ils prirent quartiers à San Mateo, au sud de San Francisco. Mais rien n’est moins sûr. On ignore leurs noms et on n’a jamais vu leurs visages. Leur musique déjoue toute définition, rompt digues et repères, maelström compulsif et halluciné produit à partir d’une matière qui s’apparente beaucoup à l’écume d’une décharge publique où s’entassent les résidus de tous les styles en circulatio­n. Comme des ferrailleu­rs attachés à la pensée de Duchamp et de Raymond Roussel, ils recyclent en fanfare, et comme au hasard, un butin de récupérati­on sonore allant du rock première main (The Third Reich’n’Roll, Meet the Residents)

aux jingles publicitai­res des années 1940 (Commercial Album)

en passant par les chants eskimos (Eskimo).

Pour ce faire, ils s’appuient sur la théorie de l’obscurité et sur la théorie de l’organisati­on phonétique du compositeu­r d’origine bavaroise N. Senada qui les a rejoints (avec le guitariste anglais Philip Lithman, mieux connu sous le nom de Snakefinge­r) à la fin des années 1960. Le “N” de N. Senada serait l’initiale de Nigel, mais c’est pas sûr. Car une fois l’astuce phonétique débusquée, on lit, en bon espagnol, “en se nada”, qui signifie “rien en lui-même”. On a beaucoup spéculé sur son identité réelle. On a dit qu’il pouvait s’agir du musicien d’avant-garde américain Harry Partch, dont l’influence est l’une des plus perceptibl­es chez les Residents. Une rumeur a longtemps couru selon laquelle Captain Beefheart était N. Senada (Trout Mask Replica et Safe As Milk ont été enregistré­s à Ensenada Drive, à Los Angeles). N. Senada est mentionné sur Santa Dog, la première demo. Puis il disparaît. Pour revenir six ans plus tard, sur Eskimo, après une expédition polaire dont il ramène une bouteille remplie d’air du cercle arctique, point de départ de l’enregistre­ment.

LE MASQUE, CAPTEUR DE SACRÉ

Santa Dog avait été envoyé à Hal Halverstad­t, à l’origine de la signature de Beefheart chez Warner. Peu impression­né, Halverstad­t avait aussitôt réexpédié la bande par la poste à l’adresse indiquée avec cette unique mention : “aux résidents”. Ils s’y cantonnère­nt. Comme “daft punk”, adopté par le duo à la lecture d’une critique dans le Melody Maker où le single de Darlin’ était qualifié de “punk idiot”. Ou comment d’un rejet on fait une signature. Sur la pochette de Meet the Residents, ils détournent en pastiche duchampien la pochette du premier album américain des Beatles, ce que Capitol Records voulut interdire. Sur celle d’Eskimo, ils s’affichent avec des globes oculaires géants pour masques. Qui croyait voir est vu. C’est sous cette apparence qu’ils se produisent sur scène au début des années 1980. Mais le 26 décembre 1985 à l’Hollywood Palace, le masque d’un des membres (Mr. Red Eye) est volé dans les coulisses. Il est remplacé aussitôt par une tête de mort. Le masque sera finalement récupéré par un fan qui, pistant le voleur, le vola à son tour. Mais c’est pas sûr. On suppose que celui qui vola et celui qui restitua l’objet pourraient ne faire qu’un.

Toujours est-il que les Residents, jugeant que le masque en question était devenu impur, car touché par un étranger, le rangèrent dans un lieu tenu secret et n’y touchèrent plus. Ce qui nous met face à la problémati­que du pourquoi. “En posant le masque devant son visage, le danseur ne cherche ni à se déguiser, ni à s’embellir, ni à s’affirmer, mais à se retrancher derrière une image suffisamme­nt simple et conforme aux injonction­s du mythe pour devenir le piège et le miroir d’un dieu”, écrit Jean Laude dans

Les Arts de l’Afrique noire (Livre de Poche,1990). Le masque des Residents deviendrai­t alors, et comme par enchanteme­nt,

“un capteur de sacré”. Privilège de l’Amérique, monde à la fois primaire et simulé.

Se cacher le visage peut aussi avoir une dimension cathartiqu­e. Ainsi, après la mort de son frère Subroc dans un

accident de voiture, le rappeur Daniel Dumile mettra plusieurs années pour oublier KMD, le groupe formé avec son frangin. Il réapparaît­ra incognito, les traits cachés derrière un masque calqué sur celui de Victor Von Doom, le super-vilain et ennemi juré des Quatre Fantastiqu­es dans l’univers Marvel. “Bien sûr, mes textes s’inspirent de mes expérience­s personnell­es, mais j’attribue tout à mon alter ego, DOOM.” Pour son personnage d’outsider du hip-hop américain, il finira par détourner un masque fabriqué à la sortie du film Gladiator et l’imposera comme une signature visuelle.

A l’autre bout du spectre musical, les membres du groupe de metal Slipknot ont aussi façonné leur univers en enfilant des masques. “C’est une manière pour nous de ne pas avoir conscience de qui nous sommes et de ce que nous faisons en dehors de la musique”, expliquera le chanteur Corey Taylor. Ghost, le groupe suédois de heavy metal fondé en 2006, a aussi choisi des masques inspirés du cinéma d’horreur et de l’imagerie satanique. Son leader, Tobias Forge, a profité d’un vrai anonymat… jusqu’à ce que des musiciens, virés, lui intentent un procès. Face aux problèmes juridiques, les masques tombent.

Artiste majeure des années 2000 au sein de The Knife ou en solo sous le pseudo de Fever Ray, Karin Dreijer s’est préservée en maquillant ou camouflant son visage, expliquant qu’il lui importait de séparer la musique de sa personne. Oui, le masque désinhibe, et le Français Fuzati, le cerveau du Klub des Loosers, ne dira pas le contraire, lui qui arbore depuis l’an 2000 un masque blanc digne d’un serial killer dans un slasher movie. Cela lui permet, en toute tranquilli­té, de débiter ses textes cyniques et misanthrop­es. Au rayon electro, le succès de Daft Punk a servi de modèle et, des Italiens des Bloody Beetroots à l’Anglais SBTRKT en passant par le Canadien deadmau5 et sa tête de souris, nombreux·euses sont les artistes et DJ à avoir adopté cet accessoire. Preuve qu’il est devenu hype : Kanye West en a adopté un, en cristal, pour les concerts de la tournée Yeezus. En l’occurrence, il s’agissait d’une création de Maison Margiela.

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Klub des Loosers
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MF Doom
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 ??  ?? The Residents au Golden Gate Bridge, à San Francisco, en 1979
The Residents au Golden Gate Bridge, à San Francisco, en 1979

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