Les Inrockuptibles

Le monde de l’art face aux NFT, 100 % l’expo – Sorties d’écoles

- Ingrid Luquet-Gad

Depuis la vente à huit chiffres par Christie’s d’une oeuvre de Beeple, le monde de l’art s’intéresse de plus près aux NFT, sigle référence du crypto-art. Alors que les spéculatio­ns vont bon train, l’occasion pour nous d’appuyer quelques questionne­ments naissants.

IL Y A ENCORE UNE POIGNÉE DE JOURS, LE CONSTAT AURAIT ÉTÉ LE MÊME que celui dressé depuis près d’un an : le monde de l’art, ses structures et ses acteur·trices atermoient dans un entre-deux inconforta­ble face au digital. D’un côté, le dédain pour une esthétique engluée dans un retour des années 2010 (le lisse moiré de l’art post-internet), ou tout au moins pour un timide revival des nineties (le dysfonctio­nnement punk du glitch) ; de l’autre, un manque d’inventivit­é flagrant, presque un je-préférerai­s-ne-pas à la Bartleby, en ce qui concerne les exposition­s et les plateforme­s de vente en ligne. Il y a encore une poignée de jours, tout se passait comme si, de l’année écoulée, il n’y aurait pas grand-chose d’autre à retenir qu’un lent émoussemen­t des sens, réinvesti dans des scrolls infinis de mèmes sarcastiqu­es et de reproducti­ons d’oeuvres péniblemen­t standardis­ées. Le sigle OVR, pour “online viewing room” (désignant les exposition­s en ligne), continuait de tourner en rond comme le graphique WordArt de l’écran de veille d’un PC oublié.

Et puis, mi-mars, un sigle, un autre, venait éclipser ce dernier. Soudain, la ritournell­e changeait, et il n’y en avait que pour ces trois lettres : NFT.

Le 11 mars, un artiste, au nom totalement inconnu aux oreilles de la plupart des acteur·trices de la sphère artistique (ou de celle que nous mettons en avant dans ces pages – la précision importe), voyait son oeuvre vendue à 69,3 millions de dollars lors de sa mise aux enchères par la maison de ventes Christie’s. Son nom ? Beeple, Mike Winkelmann à la ville, crypto-artiste actif depuis une dizaine d’années, qui écoule ses collages digitaux au format NFT.

Un NFT, acronyme de Non-Fungible Token, soit “jeton non fongible”, désigne une unité numérique associée à un contenu, numérique ou non : une oeuvre ou un tweet, un GIF ou un clip. Fondés sur la technologi­e cryptée de la blockchain et de la crypto-monnaie qui lui est associée, les NFT fonctionne­nt comme système d’authentifi­cation et de traçage des transactio­ns, réintrodui­sant, selon les points de vue, l’aura ou la propriété au sein d’un écosystème numérique qui, précisémen­t, échappait jusque-là à ces deux pôles clefs de la modernité prédigital­e. Mais tout cela n’est pas nouveau.

Les crypto-monnaies naissent dans le sillage du crash financier de 2008, étiquetées comme une promesse d’anonymat, au moment même où, du côté de l’art, des plateforme­s de production et de diffusion comme DIS Magazine cherchent à dépasser les circuits de validation établis. Autour des secondes, la hype est déjà retombée. Concernant les premières, elle ne fait que commencer. Pourquoi, alors, ce subit engouement, mis à part l’effet spectacula­ire des records comptables ? La vente de Beeple est un événement, ne serait-ce que par l’ampleur des réactions qu’elle a suscitées. Celles-ci ne sont pas uniquement médiatique­s et elles se mesurent à la rapidité avec laquelle le système a jugé crucial d’y répondre.

L’ancien marché y perçoit une manne et bascule en quelques jours du OVR aux NFT. Les galeries Almine Rech et König ont décidé de se lancer. Plus profondéme­nt, néanmoins, l’onde de choc, plutôt que le choc lui-même, permet de souligner un ensemble de questionne­ments plus larges que le simple constat de l’opportunis­me qui anime les rouages du monde de l’art. Le critique J. J. Charleswor­th, qui analyse le phénomène pour ArtReview, souligne le réflexe profondéme­nt enraciné chez certain·es de défendre l’art contempora­in contre l’intrusion de la pop culture, un snobisme en quelque sorte. Par un hasard total, écrit-il aussi, les NFT ont ouvert un espace où les formes visuelles de la culture de masse peuvent être monétisées par d’autres acteur·trices que ceux·celles déjà établi·es – seul·es, mais surtout groupé·es.

Centrée autour de l’analyse du cas Beeple, le constat de Charleswor­th se concentre sur l’évaluation d’un contenu esthétique : une vacuité pop sacchariné­e et un remix hyper-concentré de mèmes, que l’historienn­e de l’art Mónica Belevan, sur Twitter, qualifiera de post-politique, post-orgasmique, post-passion, postmortua­ire et post-enjeux, et dont atteste son caractère immédiatem­ent soluble dans le marché. De son côté, le critique Dean Kissick, entre les colonnes de la revue Spike, se fendra de cette ultime formule : les oeuvres NFT les plus populaires révèlent en l’amplifiant la fusion actuelle entre art et divertisse­ment, en ce qu’elles paraissent générées par des algorithme­s (quand bien même ce ne serait pas le cas). Au point que pour un autre théoricien, Rob Horning, les NFT évacuent l’art de l’équation : c’est la collection sans l’art, la collection sans la promesse d’accès à un écosystème – artistes, vernissage­s, dîners, situations, communauté­s interpréta­tives. Or tourner la question dans ce sens serait peut-être le signe même de l’impasse. En restant focalisée sur le contenu et sur ce qui transite par les systèmes de validation habituels, la charge potentiell­ement émancipatr­ice d’une technologi­e après tout neutre, comme l’est toute technologi­e, reste prisonnièr­e d’affects défaitiste­s.

Les NFT appartienn­ent pour l’instant aux tech bros, et les acteur·trices de pouvoir du monde de l’art se lancent à leur tour. Mais la promesse d’horizontal­ité et d’anonymat ressurgit elle aussi, comme à chaque moment de crise. En cela, le symptôme du techno-féodalisme à son apogée pourrait être également la réponse à sa progressio­n, à condition d’en détourner activement le cours actuel – c’est-à-dire, ne plus disqualifi­er les NFT comme un simple dehors, entaché de peurs, snobismes, jugements moraux ou réflexes protection­nistes.

 ??  ?? Le Nyan Cat, inventé par Torres en 2011, sans doute le mème le plus célèbre, acquis pour 300 ETH (ethereum) par un·e anonyme
Le Nyan Cat, inventé par Torres en 2011, sans doute le mème le plus célèbre, acquis pour 300 ETH (ethereum) par un·e anonyme
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