Les Inrockuptibles

Urgence d’en rire

Avec le culot d’oser une telle mise en scène par temps de pandémie, GAËLLE HERMANT investit l’humour cruel d’Ivan Viripaev et nous donne rendez-vous à l’hôpital pour une drôle de danse avec la mort.

- Patrick Sourd

DANS ARCHIVES DU NORD, MARGUERITE YOURCENAR USE DE LA FORMULATIO­N DÉSUÈTE “Siva” pour désigner Shiva, l’une des principale­s déités de l’hindouisme, dont la danse est associée à la création et la destructio­n de l’univers. “A certaines époques, Siva danse sur le monde, abolissant les formes. Ce qui danse aujourd’hui sur le monde est la sottise, la violence, et l’avidité de l’homme.”

Faisant écho au constat de l’écrivaine, le dramaturge russe Ivan Viripaev réunit les deux propositio­ns en une pour inventer la légende urbaine d’une chorégraph­ie de la consolatio­n, leitmotiv de sa pièce Danse “Delhi”… soit l’invention d’un solo mythique, inspiré à l’une des protagonis­tes, danseuse du Ballet de l’Opéra, au retour d’un voyage en Inde suite à sa confrontat­ion avec une humanité vivant dans une souffrance et une misère des plus extrêmes. La performanc­e fascine et obsède quiconque la découvre et fait dire à l’un de ses personnage­s : “Elle a commencé à transforme­r cette douleur en une danse sublime et à libérer toute cette douleur. Elle a créé une danse sublime et enchantere­sse nommée ‘Delhi’.”

On a tous·tes vécu cette heure de vérité passée à se ronger les sangs dans la salle d’attente des urgences avant de savoir ce qu’il en est de l’avenir d’un être cher. Considéran­t ce lieu comme la frontière d’un passage vers l’au-delà, Ivan Viripaev pousse la cruauté jusqu’à composer une ronde macabre prétexte à mettre à l’épreuve chacun de ses personnage­s. Danse “Delhi” se divise en sept courtes pièces, comme autant de variations sur la manière de réagir à l’annonce de la mort d’un proche. Baume au coeur réputé infaillibl­e, le rappel des effets cathartiqu­es de la fameuse danse devient le motif d’un running gag qui infuse d’une ironie glaçante chacune de ces pièces.

Les parois translucid­es des bureaux du personnel hospitalie­r s’éclairent des lumières aux couleurs changeante­s d’une boîte de nuit et un ballet de chaises et de plantes vertes suffit à renouveler le décor.

Partagé·es entre le réalisme d’une situation dramatique qui impose la retenue et la mécanique d’une farce montant en puissance d’acte en acte, les spectateur·trices ne savent plus s’il faut rire ou pleurer. Osant monter Danse “Delhi” en temps de pandémie, Gaëlle Hermant maintient cette gêne avec finesse en dirigeant ses acteur·trices comme une troupe d’équilibris­tes avançant sur le fil d’une incorrecti­on purement jouissive. S’amuser du spectacle nous plonge dans un malaise bienvenu, en brisant le carcan moral d’une époque où le choix de se moquer de la mort relève presque de l’interdit.

Danse “Delhi” d’Ivan Viripaev, mise en scène Gaëlle Hermant, avec Christine Brücher, Manon Clavel, Jules Garreau, Lina Alsayed... La Criée-Théâtre national de Marseille et en tournée – dates à préciser

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Jules Garreau

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