Les Inrockuptibles

Joseph Andras, Sororité, Luisa Carnés

JOSEPH ANDRAS poursuit sa démarche passionnan­te et cohérente en publiant deux textes qui explorent et dénoncent les mécanismes d’oppression. Une littératur­e de combat dont il a accepté de nous parler, lui qui n’accorde que rarement d’entretien.

- Sylvie Tanette

IL DÉTONNE DANS LE PAYSAGE LITTÉRAIRE : Joseph Andras écrit sous pseudo et n’apparaît jamais en public. En 2016, il a carrément refusé le Goncourt du premier roman pour De nos frères blessés, beau texte qui rendait hommage à Fernand Iveton, militant de l’indépendan­ce algérienne. Aujourd’hui, acceptant de répondre à nos questions par mail, Andras se souvient de ce premier livre : “C’est loin à présent, mais j’avais vécu sa réception médiatique comme une sorte de spoliation : je parlais d’un militant communiste dans l’Algérie colonisée et on me parlait d’autre chose. J’en garde de l’aversion, sinon davantage, pour un certain journalism­e. Méthodes de flic, tape-à-l’oeil, tromperies, relégation de la littératur­e et de la politique derrière la petite tambouille individuel­le : j’ai compris qu’il me faudrait traiter politiquem­ent ce corps de métier. Au cas par cas et au compte-gouttes. En ne parlant qu’aux miens – la gauche, pour le dire vite, qu’elle soit réformiste ou révolution­naire.”

Depuis, l’écrivain poursuit un chemin d’une grande cohérence. Andras – dont on sait seulement qu’il est né en 1984 et qu’il séjourne souvent à l’étranger – publie chez Actes Sud un travail multiforme d’une radicalité politique rare : S’il ne restait qu’un chien, long poème pour le rappeur D’ de Kabal ; Kanaky,

enquête en Nouvelle-Calédonie sur le militant indépendan­tiste Alphonse Dianou, mort lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Il signe également des textes pour L’Humanité et, avec la sociologue Kaoutar Harchi, pour la revue Regards.

Ce mois-ci, à l’encontre des usages éditoriaux, sortent simultaném­ent deux livres, textes de narration non-fictionnel­le remarquabl­es par un style précis et dénué d’effets de mode. C’est bien de littératur­e qu’il s’agit, d’une capacité à retracer des événements historique­s en évitant la pesanteur. “La documentat­ion, je l’accumule,

explique l’auteur. Cette somme constitue la dalle sur laquelle je peux ensuite élever quelques phrases. Mais je n’écris en rien des ouvrages d’historien : c’est par la littératur­e – donc par le labour de la langue – que je veux m’exprimer. Aux données, alors, de céder la place.”

Dans Au loin le ciel du Sud, Andras poursuit son étude de la machine coloniale. Chez lui, le retour sur l’Histoire permet d’analyser les constructi­ons imaginaire­s qui sous-tendent le roman national : “Je suis d’une génération qui, à peine entrée dans l’âge adulte, a fait face à la loi de 2005 sur le ‘rôle positif de la présence française’ dans les pays sous domination coloniale et capitalist­e. Depuis, il n’est pas un mois sans qu’il ne soit question

de cette mémoire : mémoire historique

(les empoignade­s autour de la ‘repentance’ semblent une passion collective) et mémoire vive (la France compte plusieurs millions de citoyens qui portent ce passé en héritage – lequel façonne notre présent). Les questions ‘raciales’ ou ‘identitair­es’, qui strient le débat public, ne viennent pas d’ailleurs. Que les ennemis de l’égalité pleurent encore Diên Biên Phu ou nous fassent une poussée de fièvre à chaque événement autour de l’Algérie, c’est normal. Que le camp de l’égalité ne soit pas toujours au clair sur son histoire, c’est un problème. En creusant la question coloniale, j’engage une discussion avec ce qu’on appelle ‘la gauche’ : les meurtres d’Iveton et de Dianou, en 1957 et 1988, Mitterrand est dans l’affaire.”

Andras s’intéresse ici aux années de jeunesse d’Hô Chi Minh. A la fin de la Première Guerre mondiale, celui qui ne dirige pas encore le Vietnam vient étudier à Paris. L’auteur observe ses difficulté­s à faire entendre de ce côté-ci de la planète le martyre des peuples colonisés. Andras arpente Paris à la recherche de son fantôme et, sortant du simple récit biographiq­ue, décrit une ville bousculée par le mouvement des Gilets jaunes.

Ainsi nous leur faisons la guerre retrace trois événements mettant en scène la maltraitan­ce animale : en 1903, à Londres ; en 1985, en Californie ; en 2014, en France. Chaque fois, Andras sait en peu de mots évoquer une atmosphère et isoler les détails significat­ifs. Mieux qu’une grande fresque historique, son court livre concentre en trois faits précis une problémati­que vaste. Là encore, le propos est politique. De son écriture aiguisée, l’auteur démonte implacable­ment les rouages du système capitalist­e. La maltraitan­ce animale est vue comme une conséquenc­e parmi d’autres d’une logique basée sur le profit, laquelle broie qui ne peut se défendre : “Ce n’est pas la compassion à l’endroit des victimes que j’aspire à susciter, mais la colère à l’encontre des coupables – en l’occurrence, un système idéologiqu­e et ses relais logistique­s.”

Là encore, tout comme il parlait dans son premier livre d’un épisode oublié par l’Histoire officielle – un pied-noir communiste exécuté pour avoir soutenu l’indépendan­ce algérienne –, Joseph Andras nous met sous les yeux ce que nous ne voulons pas voir : “Les enquêtes d’opinion attestent que les chasseurs sont, en France, l’objet d’un rejet massif ; la grande majorité de la population aspire à l’interdicti­on de la corrida ; il en va de même pour la captivité des dauphins dans les parcs aquatiques. En revanche, l’expériment­ation scientifiq­ue (officielle­ment, près de dix millions d’animaux tués dans les labos de l’UE en 2017 – le double, selon les associatio­ns spécialisé­es sur le sujet) et la consommati­on (trois millions d’animaux terrestres tués chaque jour dans les abattoirs, chez nous) ne sont, pour l’heure, l’objet que d’une opposition marginale.”

 ??  ??
 ??  ?? Ainsi nous leur faisons la guerre (Actes Sud), 96 p., 9,80 €
Au loin le ciel du Sud (Actes Sud), 112 p., 9,80 €
Ainsi nous leur faisons la guerre (Actes Sud), 96 p., 9,80 € Au loin le ciel du Sud (Actes Sud), 112 p., 9,80 €
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France