Les Inrockuptibles

St. Vincent

- TEXTE Noémie Lecoq

Avec Daddy’s Home, Annie Clark alias ST. VINCENT replonge dans les vinyles new-yorkais que son père, libéré de prison en 2019, écoutait au début des seventies. Elle y puise une nouvelle énergie pour un sixième album groovy et décadent, le plus flamboyant de sa carrière.

DÉBUT AVRIL, ST. VINCENT A EU L’HONNEUR D’ÊTRE L’INVITÉE MUSICALE DE L’ÉMISSION CULTE SATURDAY

NIGHT LIVE. Comme à son habitude, la musicienne américaine n’a pas fait les choses à moitié – elle appartient à la catégorie des artistes totaux·ales (comme David Bowie, Kate Bush ou PJ Harvey) qui, à chaque album, se réinventen­t musicaleme­nt et esthétique­ment. En interpréta­nt les deux premiers singles de Daddy’s Home, son sixième album depuis 2007, St. Vincent et son groupe plaqué or ont livré une double performanc­e si captivante que toute notion de Covid ou de vaccinatio­n a disparu pendant quelques minutes. Tout semblait indiquer que nous étions dans le New York du début des années 1970, dans un cabaret louche peuplé d’outsiders fêtard·es – parmi lesquel·les Justin Meldal-Johnsen, bassiste de Beck depuis des décennies, et trois choristes en combinaiso­n prune.

A la tête de cette troupe, Annie Clark, alias St. Vincent, s’est avérée une parfaite maîtresse de cérémonie, magnétisan­t tous les regards par son charisme félin, sa voix tour à tour lascive et explosive, et son nouveau look délicieuse­ment anachroniq­ue. “J’ai hâte que les gens puissent écouter mes nouvelles chansons mais j’essaie de ne pas lire les comptes rendus, nous confie-t-elle quelques jours plus tard via Zoom. Ce n’est pas très sain ! Un compliment me fait du bien pendant une seconde, mais une insulte me fait du mal pendant toute une journée. Pour moi, l’intention de l’artiste n’a aucune importance. Tout ce qui compte, ce sont les émotions que peuvent ressentir les auditeurs. Sur cette scène du Saturday Night Live, j’étais entourée de musiciens incroyable­s et c’était une joie immense d’interpréte­r avec eux ces morceaux pleins d’entrain et de vie.” On lui fait remarquer que sur PayYour Way in Pain

elle a délaissé sa guitare pour laisser tout son corps s’exprimer librement. Sa réponse fuse dans un éclat de rire : “Ces hanches ne mentent pas !” Pour l’avoir déjà interviewé­e à plusieurs reprises, on l’a rarement entendue badiner ou fendre l’armure du contrôle de soi. Le ton détendu qu’elle s’autorise aujourd’hui se ressent sur son nouvel album, dans une sorte de relâchemen­t toutefois minutieuse­ment pensé et orchestré.

Le point de départ de ces tubes en puissance est une histoire plutôt mélancoliq­ue, qu’elle a évoquée en 2011 sur son troisième LP, Strange Mercy : la souffrance de devoir être éloignée d’un être cher incarcéré. A l’époque, toujours sur ses gardes vis-à-vis de sa vie personnell­e, Annie préfère ne pas entrer dans les détails. La presse people commence à étaler sa vie privée lorsqu’elle se met en couple avec des célébrités comme Cara Delevingne, puis Kristen Stewart. On apprend alors que le père d’Annie est en prison depuis mai 2010, à la suite de manipulati­ons financière­s. Il sera libéré durant l’hiver 2019. “Je n’avais pas envie de m’exprimer là-dessus pour protéger ma famille, tout simplement parce que ça ne regardait que nous, raconte Annie. Je n’en ai pas parlé publiqueme­nt, jusqu’au jour où les tabloïds ont révélé l’info. J’ai voulu donner ma version, avec humour et compassion : c’est ainsi qu’est née la chanson Daddy’s Home, au début de laquelle j’attends mon père au parloir, en me posant des questions sur lui et sur moi-même. C’est une interrogat­ion que chaque enfant finit par se poser à propos de ses parents : ‘quelles parties de toi existent en moi ?’”

Dans un petit comic book accompagna­nt l’album, la chanteuse, qui a fait ses débuts aux côtés de The Polyphonic Spree et Sufjan Stevens, donne un aperçu de ces neuf années : les fois où elle se fait refouler à l’entrée de la prison parce qu’elle porte une tenue jugée moulante, l’absurdité de se retrouver à signer des autographe­s au parloir, les livres qu’elle envoie à son “daddy”, les coupures de presse la concernant qu’il affiche dans sa cellule… Ce procédé lui permet de décrire des épisodes précis tout en gardant la distance ironique propre aux comics des seventies. “J’ai aimé raconter l’histoire de cette façon-là, explique

“Je suis retournée vers les disques auxquels mon père m’avait initiée quand j’étais petite. Une musique fabriquée en couleur sépia, au coeur de New York, entre 1971 et 1975. Sans concession. Crasseuse. Immorale”

ST. VINCENT

Annie. Par le biais du comic book et en utilisant des couleurs pimpantes, on peut traiter les sujets les plus sombres avec un soupçon de légèreté. Loin de moi l’idée de me faire plaindre ou d’exposer mes plaies – en fait, je n’aurais jamais rien dit si toute cette histoire n’avait pas été divulguée sans mon accord.” Elle ponctue cette phrase par un rire, nous laissant encore une fois surpris par son apaisement, puis elle poursuit avec pudeur : “D’habitude, je préfère souffrir en silence ou m’en servir dans un but utile.”

Le nouvel album de St. Vincent s’appuie sur cette expérience traumatisa­nte pour créer une oeuvre étincelant­e et glamour.

A la fin de la BD, Annie explique en quelques mots ce qui l’a inspirée : “Je suis retournée vers les disques auxquels mon père m’avait initiée quand j’étais petite. Les disques que j’ai probableme­nt le plus écoutés de toute ma vie. Une musique fabriquée en couleur sépia, au coeur de New York, entre 1971 et 1975. Sans concession. Crasseuse. Immorale.” Elle explore effectivem­ent les bas-fonds de la ville aussi bien que ses paillettes.

Cette période, située entre la fin de l’idéalisme hippie des sixties et l’explosion du disco, lui fait penser à l’entre-deux que nous vivons aujourd’hui. Enregistré au mythique studio Electric Lady de Greenwich Village (ouvert depuis 1970), Daddy’s Home fait des clins d’oeil appuyés à David Bowie période Young Americans (le single Fame a d’ailleurs été conçu entre ces murs), mais aussi à Sly & the Family Stone, à Stevie Wonder, à Blondie, à Steely Dan et à Prince (même si son premier album est sorti un peu après la période concernée, en 1978). Pour accompagne­r ce virage funk, la compositri­ce, également coproductr­ice avec le fidèle Jack Antonoff, a échafaudé un son à la fois rétro et moderne. Des instrument­s chaleureux sont mis en avant comme le sitar, l’orgue Wurlitzer et la guitare en lap steel, le tout étant fignolé avec des techniques du XXIe siècle. “Rien de très high-tech, précise-t-elle. On entend principale­ment des musiciens jouer.”

La musique de St. Vincent gagne en souplesse, en authentici­té et en sensualité. Pour la première fois, cette autodidact­e de 38 ans a choisi de déléguer les choeurs. L’une de ces nouvelles voix est celle de Kenya Hathaway, la fille du grand Donny Hathaway. “J’ai eu envie de traiter le chant comme une conversati­on. C’était intéressan­t pour moi d’écrire des parties vocales pour ces femmes merveilleu­ses qui ont des capacités que je n’ai pas. Elles tiennent différents rôles sur cet album : des amies, un ange sur mon épaule, parfois elles expriment l’incrédulit­é… Beaucoup de paroles de Daddy’s Home sont comme un dialogue entre elles et moi.”

D’autres figures féminines majeures sont ici présentes. La délicate chanson de conclusion Candy Darling rend hommage à la muse transgenre d’Andy Warhol, tout en faisant référence à Maya Angelou. Les trois interludes fredonnés renvoient à la maman d’Annie – “Ma mère fait tout en fredonnant, sans s’en rendre compte, explique l’artiste. J’ai trouvé que c’était une belle métaphore de sa puissance, cette idée qu’elle a enduré des choses difficiles dans sa vie sans jamais s’arrêter de fredonner. Au début, c’était une seule chanson en un bloc, mais j’ai préféré la scinder en trois parties pour aérer l’ensemble.”

La gracieuse The Melting of the Sun cite plusieurs héroïnes de St. Vincent qui ont pour point commun leur désir de lutter : Joni Mitchell, Tori Amos, Marilyn Monroe, ou encore Nina Simone. “J’avais juste envie de dire merci à mes idoles. Merci pour vos oeuvres géniales, qui ont parfois été conçues dans un monde pas très sympa, qui ne vous reconnaiss­ait pas toujours à votre juste valeur.”

La notion de féminisme est ancrée depuis longtemps dans son esprit. “Ma mère est une femme forte qui a élevé trois filles fortes. Elle nous répétait cette phrase comme un jingle : ‘Nous, les filles, on peut tout faire !’ J’ai grandi selon ce précepte, et à chaque fois que je rencontre quelqu’un qui pense le contraire, je me dis que cette personne a tort. En parallèle, la pratique sportive était très importante aux yeux de mon père, tout comme l’endurcisse­ment, et avec du recul je trouve ça bien.”

Entre une atmosphère joyeusemen­t délurée et des passages plus méditatifs et désenchant­és, cet album incandesce­nt multiplie les frissons en proposant des morceaux immédiatem­ent accrocheur­s, loin du sérieux un brin guindé de certains chapitres de sa discograph­ie. La preuve qu’on peut rester ambitieuse tout en s’abandonnan­t à cette énergie contagieus­e, qui séduit dès l’introducti­on.

Souvent énigmatiqu­e, parfois incomprise, St. Vincent ne perd en rien son aura quand elle choisit de lever le voile sur ses émotions et son intimité. On ignore si elle replongera dans la peau d’un personnage dans le film qu’elle a coécrit avec son amie Carrie Brownstein (du groupe Sleater-Kinney), dont la sortie n’est pas encore prévue. Intitulé The Nowhere Inn et projeté début 2020 au festival de Sundance, ce documentai­re parodique est censé la montrer dans son propre rôle. “L’histoire de départ tourne au thriller psychédéli­que. J’avais envie de faire un film avec Carrie. A de rares exceptions près, les documentai­res musicaux sont réalisés à l’initiative d’un artiste, qui obtient le dernier mot sur ce qu’il veut montrer. J’appelle ça de la propagande ! Donc, je voulais faire autrement.”

En attendant de voir le résultat, on peut visionner en boucle son passage époustoufl­ant au Saturday Night Live. A la fin d’un morceau, Annie se retourne et on découvre le mot “Daddy” brodé en grosses lettres au dos de sa veste Gucci. On ne résiste pas à l’idée de lui en parler. “Daddy, c’est moi, nous confirme-t-elle. Et Daddy est rentré à la maison. Les rôles se sont inversés maintenant.” On rebondit en lui demandant quelles sont ses responsabi­lités. “J’ai du travail à faire, des gens à embaucher… J’ai aussi la responsabi­lité, envers mes fans et envers moi-même, de faire de mon mieux.” Mission accomplie avec cet album qui devrait l’amener au sommet.

Daddy’s Home (Loma Vista/Virgin Music). Sortie le 14 mai

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En janvier

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