Les Inrockuptibles

Annie Ernaux et Danielle Arbid

- Propos recueillis par Nelly Kaprièlian & Jean-Marc Lalanne

“L’attente d’un rapport sexuel est la plus grande des jouissance­s.”

La cinéaste Danielle Arbid vient d’adapter le fulgurant Passion simple d’Annie Ernaux, récit d’une liaison sexuelle intense. En attendant sa sortie en salle le 11 août prochain, discussion sur le savoir, le pouvoir et la politique dans le sexe.

Annie Ernaux — Il y a eu une période de ma vie, entre 45 et 65 ans, où j’ai beaucoup lu de livres non pas sur la sexualité, mais plutôt sur l’art d’aimer. J’ai toujours pensé qu’en ce domaine, le savoir n’était pas inné, qu’apprendre des choses, y compris par la lecture, pouvait accroître la connaissan­ce du plaisir. Pour les femmes de ma génération, l’accès à ce savoir était complexe, pas vraiment transmis par l’éducation. Les femmes devaient être passives. C’était presque enseigné : les hommes avaient le pouvoir d’initier les femmes. C’était d’ailleurs une pression écrasante pour les hommes : ils se devaient d’être performant­s.

Danielle Arbid — Ce devait être aussi un peu traumatisa­nt pour les femmes, qui devaient s’effacer dans l’acte, ne pas prendre d’initiative­s…

Annie Ernaux — Oui, il y avait le devoir de ne pas montrer qu’on en savait trop ! (rires) J’ai lu quelque chose d’étonnant dans un dictionnai­re, il y a quelques années : saviez-vous qu’au XIXe siècle, il existait une croyance affirmant que le premier homme qui couchait avec une jeune fille laissait son empreinte, celle de son pénis, dans l’utérus de sa partenaire. Cette croyance visait bien sûr à assurer, par la crédulité, la virginité des femmes avant le mariage. C’est fou, non ? J’ai été extrêmemen­t impression­née par cette découverte.

Danielle, avez-vous déjà ressenti qu’exprimer ce qui fait plaisir pouvait dérouter votre partenaire, ou alors est-ce que, pour votre génération, les prérogativ­es circulaien­t davantage ? Danielle Arbid —

Aujourd’hui, c’est un peu le contraire. Il faut exprimer, performer, être “bonne” en quelque sorte ! Si tu es un peu gauche, tu es disqualifi­ée. Mais malgré tout, ce qu’exprimait Annie, cet interdit d’expression posé sur le désir féminin, m’a quand même accompagné­e, plus jeune. Probableme­nt parce que je viens du Liban, et que quelque chose de cet ordre restait très ancré culturelle­ment.

Annie, est-ce que les écrits érotiques que vous avez lus ont fait évoluer votre sexualité ? Annie Ernaux —

Oui, bien sûr. Beaucoup plus la lecture que les films pornograph­iques, d’ailleurs. J’en ai vu régulièrem­ent sur Canal+, mais je ne les regardais pas seule. À chaque fois, je les regardais avec quelqu’un, comme une activité érotique en soi avec cette personne. Ça faisait partie d’une relation. Le porno n’est pas du tout pour moi une activité érotique solitaire.

Danielle Arbid —

Vous n’avez pas envie dans des périodes de manque sexuel de regarder du porno, Annie ?

Annie Ernaux — Non, pas du tout. Vous, oui ? Danielle Arbid — Oui. Ça peut apaiser une frustratio­n. Mais ça peut aussi faire relativise­r. De se dire que ce n’est que ça. De se rendre compte que le foyer de la souffrance n’est pas le manque charnel, mais quelque chose de plus profond. Voir du porno ne permet pas seulement d’apaiser mais aussi de dépasser le manque charnel.

Annie Ernaux — Je n’ai jamais ressenti ça. Le manque, je l’ai surtout ressenti comme le manque d’une personne précise. Il en est question dans Passion simple, et encore plus dans L’Occupation.

Je crois que je n’aurais jamais pu regarder du porno dans les moments que je relate dans ces livres, car je me serais dit : “Voilà tout ce que je rate !”, et ça aurait été extrêmemen­t douloureux.

Danielle, pensez-vous que filmer le sexe lorsqu’on est une femme comporte une dimension politique ? Pensez-vous que vous imprimez un female gaze dans la représenta­tion de la sexualité ? Danielle Arbid —

J’aime bien filmer le sexe.

Je suis même un peu catégorisé­e comme ça. Dans Un homme perdu, je filmais un homme qui couchait avec des prostituée­s. Quand je présentais le film au public, les gens s’étonnaient qu’une femme filme ça. Mais je le fais sans provocatio­n. J’aime filmer des corps, des rapports. J’essaie toujours d’y trouver de la grâce. Le premier film qui m’a profondéme­nt marquée, c’est Furyo de Nagisa Oshima, que j’ai vu à 13 ans. J’avais envie de toucher David Bowie. Sa présence, sa blondeur, son corps me bouleversa­ient. Je crois qu’inconsciem­ment j’ai choisi de faire du cinéma pour pouvoir toucher David Bowie. (rires) J’ai besoin de m’approcher des acteurs avec ma caméra. Mon idéal serait que le plan soit une caresse.

Il n’y a pas de cunnilingu­s dans Passion simple. Tout ce qui est clitoridie­n est assez peu présent. La sexualité est assez masculine. Danielle Arbid —

C’est vrai que j’avais envie qu’elle lui fasse une fellation, ça m’importait. Ce que vous dites est vrai… mais pour ce film-là. Ce que vous décrivez pourrait très bien être au centre de mon prochain film.

Vous teniez en revanche au fait que l’on voie le pénis de votre comédien. Danielle Arbid —

Oui, absolument. Pourquoi montrer une femme nue et pas un homme nu ? Ça, pour moi, c’était politique. Je ne pourrais pas filmer une scène sexuelle s’il n’est pas possible de filmer le sexe de l’homme.

À propos de politique, pensez-vous que les rapports de classe s’expriment à travers les rapports sexuels ? Annie Ernaux —

Oui, je le pense. Dans l’histoire que je raconte dans Passion simple, l’héroïne a l’impression d’y échapper parce que son amant est étranger. Ça déplace un certain nombre de choses. Bien sûr, ça la rattrape. Elle décrit ses goûts comme ceux d’un parvenu. Mais le fait qu’il soit étranger modifie totalement la perception de ces signes de classe.

Danielle Arbid — Annie, est-ce que pour aimer quelqu’un vous avez besoin qu’il soit issu d’un milieu proche du vôtre ou, au contraire, est-ce que l’éloignemen­t provoque du désir ?

Annie Ernaux — Moi, je suis une transfuge. Je suis entre deux classes et je connais l’habitus de l’une et de l’autre. Et je crois que la majorité des histoires d’amour et de désir que j’ai vécues étaient avec des hommes qui étaient également des transfuges. Pour ce qui est des opinions politiques, c’est encore plus déterminan­t. Je ne pense pas pouvoir être amoureuse d’un homme de droite. Mais, dans le laps de temps du rapport sexuel, ça ne compte pas. Ça compte pour tout ce qu’il y a autour.

Est-ce que le moment de l’attente d’un rapport sexuel, qui est longuement décrit dans Passion simple, est un moment de satisfacti­on érotique aussi intense que le rapport sexuel ? Annie Ernaux —

Ça dépend de ce qu’on entend par érotisme… On a en tout cas l’impression que tout le corps, toute la tête sont emplis de la personne. Et, oui, je crois que c’est la plus grande des jouissance­s. Dans ces moments, j’avais vraiment l’impression que j’avais le cerveau qui jouissait.

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