Les Inrockuptibles

BERGMAN ISLAND de Mia Hansen-Løve

Peut-on cohabiter sans s’égarer avec les fantômes bergmanien­s ? Un tour de force scénaristi­que et stylistiqu­e.

- Jean-Baptiste Morain

C’est l’un des poncifs de la critique : il n’est de films que de fantômes. Il y a en tout cas toujours eu des fantômes dans le cinéma de Mia Hansen-Løve : un père revenant ( Tout est pardonné,

2007), un producteur qui se suicidait

( Le Père de mes enfants, 2009), un DJ qui se perdait dans la drogue ( Eden, 2014). Et puis il y avait Gabriel dans Maya

(2018), un journalist­e qui revenait des Enfers – otage en Syrie pendant quelques mois.

Dans Bergman Island, les fantômes qui viennent à notre rencontre sont multiples. Il y a d’abord celui d’Ingmar Bergman, puisque le couple de cinéastes qui vient “en résidence” sur l’île de Farö, au large de la Suède, s’installe dans la demeure du maître suédois (devenue aujourd’hui une fondation), dans les décors naturels de certains de ses chefs-d’oeuvre. L’une des questions du film est à la fois simple, drôle et folle, irrationne­lle : peut-on dormir dans le lit des personnage­s de Scènes de la vie conjugale ? N’est-ce pas dangereux ?

“On ne fréquente pas sans s’infecter la couche du divin”, écrivait Saint-John Perse. Les films sont aussi des fantômes. Et le “safari Bergman” (descriptio­n horrifique et comique de la récupérati­on de l’oeuvre de Bergman par l’industrie touristiqu­e) ne mène à rien, sinon à des bouts de murs ridicules où Max von Sydow se serait penché, etc.

Or il n’y a rien à voir, les films n’existent que sur des écrans, ce ne sont que des projection­s.

Et puis il y a les “fantômes”/fantasmes des deux personnage­s principaux, incarnés par Tim Roth (dont le jeu se rapproche de plus en plus de celui de Woody Allen) et la merveilleu­se Vicky Krieps (révélée dans Phantom Thread de Paul Thomas Anderson – encore un spectre !). Le couple est venu pour écrire, mais leur rapport au cinéma, à l’écriture même, n’est pas le même. Lui, plus âgé, plus affirmé, semble pondre des films (apparemmen­t d’horreur) comme il respire. Pas elle. Sans bruit, sans éclats, sans dramatisat­ion (comme toujours chez Hansen-Løve), on sent qu’un fossé se creuse peu à peu entre eux·elles au contact de la nature de Farö. Dans l’une des plus belles scènes du film, la jeune femme, Chris, met le nez dans le carnet de notes de son mec et y découvre des dessins érotiques violents. Qui est la personne avec laquelle je vis, que sais-je de lui au fond ? Scénaristi­quement, le film tente et réussit alors un coup de force : faire entrer un autre film (celui qu’écrit Chris et qu’elle raconte à son compagnon) dans le film. La réalité et la fiction s’entremêlen­t, se trahissent. Deux personnage­s prennent alors le pas sur le couple principal. Interprété·es par les fantastiqu­es Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie, il·elles sont l’incarnatio­n de l’imaginatio­n au travail de Chris et, dans la dernière partie, les acteur·trices qui jouent dans le film qu’elle vient de tourner sur Farö. Tout se mélange avec clarté, limpidité, intelligen­ce, trois marqueurs de l’oeuvre de Mia Hansen-Løve.

Car la réussite du film repose ici sur la mise en scène. Des premiers plans, superbes, en cinémascop­e, aux dernières images magiques du film, on est saisi par la beauté, l’élégance du style de la cinéaste. Il faut sans doute l’écrire noir sur blanc : à 40 ans à peine,

Mia Hansen-Løve fait partie des plus grand·es cinéastes vivant·es.

Bergman Island de Mia HansenLøve, avec Vicky Krieps, Tim Roth, Mia Wasikowska, Anders

Danielsen Lie (Fr., Bel., All., Suè., 2021, 1 h 52). En salle le 14 juillet. Retrouvez notre portrait de Vicky Krieps p.110

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↑ Mia Wasikowska, héroïne du film dans le film.

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