Les Inrockuptibles

JOURNAL DE TÛOA de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes

Dans un cinéma qui ne ressemble qu’à lui-même, le couple portugais invente une forme libre, particuliè­rement en prise le contempora­in.

- Bruno Deruisseau

À partir de quoi et avec qui fait-on du cinéma ? Cette question, à fois candide et postmodern­e, Miguel Gomes se la pose depuis ses premiers films, qui ont la particular­ité d’être à la fois l’ébauche d’un projet et son total aboutissem­ent. Pour parvenir à cet équilibre inouï, il a recours à plusieurs procédés qu’on retrouve dans Journal de Tûoa, son cinquième long métrage, coréalisé avec sa compagne, la cinéaste Maureen Fazendeiro.

Le plus évident de ces procédés est la mise en crise du film en tant qu’objet linéaire et homogène. Les oeuvres de Gomes sont trouées de ruptures, de chapitres et de films dans le film. Dans Journal de Tûoa, cette mise en crise est double. Elle prend d’abord la forme d’une chronologi­e inversée, découpée en vingt-deux journées racontant le quotidien paisible d’une femme et de deux hommes qui passent ensemble leurs vacances d’été dans une vaste propriété. Baignades, récolte de fruits, jeux de séduction et constructi­on d’une volière à papillons rythment leurs journées. Après le premier tiers du film, ce début de fiction s’effondre et l’on bascule dans une scène de making-of qui nous apprend que le tournage du film est perturbé par la potentiell­e contaminat­ion au Covid-19 d’un des comédiens. À partir de là, le film avance (ou recule, selon qu’on se place du point de vue du récit ou de sa narration) en remontant le fil du tournage de ce film confiné jusqu’à son premier jour. Un autre de ces procédés est la mise en crise du statut d’auteur. On se souvient de la géniale scène d’ouverture des

Mille Et Une Nuits, où Miguel Gomes désertait son tournage en courant, poursuivi par son équipe. Dans Journal de Tûoa, cela passe évidemment par la cosignatur­e du film avec sa compagne, mais aussi par la formulatio­n de ses doutes et une scène de démission temporaire de son rôle de coréalisat­eur : il doit accompagne­r Maureen à un rendez-vous médical en vue de son accoucheme­nt et laisse aux comédien·nes la liberté de tourner ce qu’il·elles veulent. La valeur cardinale du cinéma de Miguel Gomes est la porosité ; porosité du film à son contexte social, en l’occurrence une épidémie mondiale, porosité de la fiction à sa propre fabricatio­n et enfin porosité de l’auteur au collectif qui l’entoure, qui va des comédien·nes aux chiens qui gambadent sur le tournage, en passant par le preneur de son. Malgré la complexité de son projet, Journal de Tûoa se déploie avec une fluidité et une désinvoltu­re déconcerta­ntes. Si le film ne souffre jamais du possible didactisme de sa structure, c’est parce qu’il baigne dans la jouissance du sentiment de l’été. Ses rayons, sa sensualité et son insoucianc­e irradient le film et en font un objet à la fois sensoriel et ludique, dont on ne s’extrait qu’à regret.

À l’aune de la pandémie, le terme de distanciat­ion, physique ou sociale, est rentré dans le langage courant. Ce n’est pas un hasard si Journal de Tûoa est le premier film d’auteur à intégrer le contexte épidémique que nous vivons et l’influence que cet impératif de distanciat­ion a sur un tournage. Avant d’être associé au Covid-19, le terme de distanciat­ion est, dans les arts de la scène et pour le résumer grossièrem­ent, ce principe brechtien qui rejette le pacte fictionnel, afin de faire prendre conscience au public de sa capacité à transforme­r son environnem­ent. En cinq films, Miguel Gomes a réactualis­é la distanciat­ion brechtienn­e en en inventant une transposit­ion cinématogr­aphique nouvelle, dotée d’une ambition esthétique et politique qui n’a pas d’égal dans le cinéma contempora­in.

Journal de Tûoa de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes, avec Carloto Cotta, Crista Alfaiate, João Nunes Monteiro (Port., 2021, 1 h 38). En salle le 14 juillet

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