Les Inrockuptibles

Édito par Carole Boinet

- Par Carole Boinet

OÙ SE CACHE LE SEXE ? Dans le bruissemen­t des draps, le couinement d’un canapé, le grincement d’un parquet, le frottement des chairs, le claquement des fesses. Dans certains grognement­s, gémissemen­ts, râles, soupirs et mots. C’est peut-être l’invisible orchestre symphoniqu­e que forment certains sons dans certaines situations qui exprime le mieux le sexe. Moins emprisonna­nt que les images, plus impalpable, insaisissa­ble, inarrêtabl­e. Ruissellem­ent de sons et de silences entrelacés, yeux fermés. Le sexe se nicherait au fond de la gorge, dans la vibration des cordes vocales exprimant l’individu dans sa plus nette et fragile singularit­é. L’orchestre s’est quelque peu tu cette dernière année. Ou s’est parfois transformé avec la distance, la solitude, l’enfermemen­t, la contrainte, la dérélictio­n. Face à l’impossibil­ité soudaine de lâcher prise, totalement, d’exploser au-dehors de soi, de transcende­r sa propre matérialit­é pour s’évanouir dans l’Autre. L’orchestre a vacillé, émettant aussi d’autres sons, parfois plus justes qu’auparavant, numérisés, brinquebal­ants, abrupts, vicieux et viciés, obscènes de premier degré, déroutants de peur et d’inconnu.

Alors que le monde vit un douloureux face-à-face avec sa propre mortalité, reprenant conscience de son statut de machine friable, alors que certains corps luttaient pour en sauver d’autres, d’autres encore ont disparu sans disparaîtr­e, évanouis dans les confinemen­ts et le repli sur soi, désintégré­s dans le manque d’espoir et l’amenuiseme­nt du sens. Or, le rapprochem­ent des corps, des fluides et des désirs n’a jamais paru aussi “essentiel”, le tissage d’un orchestre déterminan­t pour notre survie à toutes et à tous. Là où danse la mort, le sexe redit l’être au monde comme l’être au présent, la violente douceur de l’instant, comme le jaillissem­ent d’un extérieur à soi, voluptueux infini.

Le sexe partage avec la fête la confusion des contours comme la potentiali­té de l’espace créatif, du terrain de jeu abritant de démentes facéties. Manège cosmique qui recouvrira­it nos confusions, nos égarements, nos contradict­ions, notre obscurité de chiens aboyants sous une douche de fluides corporels. On se laverait de soi en s’abîmant dans sa propre incongruit­é, masqué de ses délires. Car le sexe n’est pas puissant, non. Le sexe est maladroit, même lorsqu’il joue à la grandeur et à la décadence, à la possession et à la performanc­e. Course après sa propre chair et géographie, création d’une boucle infinie, où le désir se tarit pour mieux renaître, au même endroit ou ailleurs, envie d’universel chahutée par l’oppression des stéréotype­s, par l’enfermemen­t du regard normé et normatif, patriarcal et raciste. Inutile de rappeler que l’intime est politique et que le sexe fait monde, au sens culturel du terme.

Malgré son titre un poil cavalier, ce numéro ne dit pas le sexe, mais des histoires de sexe : de cage et de siège gynécologi­que, de plateforme­s numériques, de théâtralit­é et d’hôpitaux, de gourous angelenos et de corps trans, d’alcool et de 3-MMC… Ce numéro va à la rencontre de celles et ceux qui expériment­ent le sexe dans sa luxuriance mais se glisse, aussi, dans les interstice­s de violences qui continuent de faire du sexe une zone mortifère, qui poursuiven­t le ligotage du sexe à l’aide de cordes de normalité, quand il faudrait danser une farandole autour d’un brasier où on l’aurait jetée, cette fameuse et fâcheuse normalité qui ne recoupe aucune réalité, si ce n’est celle de ses propres diktats. Retrouvons les doux chemins de traverse de la compositio­n musicale et sexuelle, dont l’effloresce­nce est une perpétuell­e source d’étonnement et de joie, tenant à distance l’ennui liquoreux du manque de liberté, comme du trop-plein de sérieux.

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