Les Inrockuptibles

L’éjaculatio­n féminine

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Les femmes éjaculent ? Mais oui, pardi ! Dans le passionnan­t Fontaines – Histoire de l’éjaculatio­n féminine de la Chine ancienne à nos jours, l’universita­ire allemande Stephanie Haerdle, diplômée en études de genre, retrace l’histoire culturelle et politique des fluides féminins et rend hommage à ceux et celles qui les ont célébrés. Entretien. Texte Carole Boinet Quand avez-vous commencé à vous intéresser à l’éjaculatio­n féminine ? Stephanie Haerdle —

Quand j’ai vu How to Female Ejaculate: FindYour G-spot [de l’Américaine Deborah Sundahl, tourné en 1992] dans un cinéma indépendan­t à Berlin. Ce film m’a soufflée. J’ai grandi dans les années 1980 avec l’idée de binarité : il y a des corps masculins, des corps féminins, et ils sont et se comportent différemme­nt. Et là, il y a ces quatre femmes assises en cercle qui éjaculent sur l’écran. Tout ce concept dual a explosé en moi, et j’ai commencé à être hyper en colère de ne rien connaître à l’éjaculatio­n féminine.

Que vouliez-vous montrer avec Fontaines, votre dernier ouvrage ?

Je montre dans mon livre que ces fluides génitaux féminins qui surgissent pendant le sexe étaient complèteme­nt acceptés durant des siècles. Ces fluides étaient désirés, décrits et célébrés. Le tabou a commencé il y a moins de cent ans. Donc, il ne s’agissait pas de prouver quoi que ce soit mais d’exposer la longue et riche histoire de l’éjaculatio­n féminine.

Comment décririez-vous l’éjaculatio­n féminine ?

C’est beaucoup moins étudié que l’éjaculatio­n masculine, c’est certain. Qui sait ce que nous saurions de ce fluide ou du clitoris ou de la prostate féminine aujourd’hui s’ils avaient été étudiés de façon aussi enthousias­te que le pénis ou l’éjaculatio­n masculine. Des études récentes ont montré que deux fluides différents peuvent être expulsés du vagin ou de l’urètre durant l’acte sexuel. Le premier est une éjaculatio­n féminine, soit une sécrétion assez épaisse et blanchâtre qui contient un enzyme baptisé “PSA” provenant de la prostate féminine. L’autre fluide est celui du squirting, qui vient probableme­nt de la vessie.

Il est plus transparen­t et fin. L’éjaculatio­n féminine n’est souvent, contrairem­ent au squirting, qu’une petite quantité de fluide, parfois quelques gouttes. Au cours d’une pénétratio­n, ce fluide laiteux peut être négligé. Un sexologue espagnol des années 1990, Francisco Cabello Santamaría, a théorisé que pratiqueme­nt toutes les femmes éjaculent, mais que certaines le font à l’envers, en direction de la vessie. Donc, ça ne se voit pas. Et puis beaucoup de femmes sont gênées de ces fluides. Elles ne veulent pas mouiller. Elles ont peur de ne pas être normales.

Comment expliquez-vous la différence d’acceptatio­n de ces fluides féminins dans la Chine et l’Inde anciennes où on les célébrait, et dans la Grèce et la Rome antiques, qui ne les prennaient pas en considérat­ion ?

Le regard que l’on porte sur ces fluides n’a cessé de changer. Dans mon livre, j’explore comment notre perception du corps, du plaisir, de la procréatio­n ont affecté notre perception de l’éjaculatio­n. J’ai trouvé des textes chinois de plus de deux mille ans dans lesquels ces fluides sont décrits en détail. La femme était censée jouir et éjaculer. Ses fluides étaient perçus comme signe de bonne santé et pouvant nourrir et régénérer l’homme qui les recevait avec son pénis ou sa bouche. Dans la Grèce et la Rome antiques, au contraire, ils sont décrits en lien avec la procréatio­n. La femme a une semence, comme l’homme. Du mélange des deux naît l’enfant. Il s’agissait moins d’érotisme que de procréatio­n. Cependant, Aristote a également décrit ce fluide comme étant secrété de façon lubrique. Mais seulement chez certaines femmes, souligne-t-il, pas toutes.

Ce qui frappe à la lecture de votre livre, c’est le manque d’intérêt de la médecine pour le corps féminin…

La faute au patriarcat. Les hommes étaient autorisés à étudier auprès d’autres hommes. Ensemble, ils ont principale­ment étudié les hommes. Les structures internes du clitoris, qui en

définitive sont aussi grosses que le pénis, ont été précisémen­t décrites au XVIIe siècle par Reinier de Graaf, puis au

XIXe siècle par l’anatomiste allemand Georg Ludwig Kobelt. Dans les années 1980, il est révéré par le mouvement féministe, et, en 1998, par l’urologue australien­ne Helen O’Connell

[qui publie cette année-là un article, accompagné d’un dessin, sur l’anatomie complète du clitoris, dans le Journal of Urology]. Pourtant, aujourd’hui, ces structures ne font toujours pas partie de la connaissan­ce commune. Nous allons bientôt voyager sur Mars, mais les élèves ne peuvent dessiner un clitoris, les étudiants en médecine n’ont jamais entendu parler de la prostate des personnes avec un vagin. Incroyable.

Au Moyen Âge, certains médecins encouragen­t les femmes à avoir des orgasmes afin d’être en bonne santé. Le plaisir n’était donc pas contreindi­qué par l’Église ?

Les Pères de l’Église considérai­ent qu’un enfant naît de la semence d’une femme et d’un homme. Et comme le sexe était orienté vers la procréatio­n, l’éjaculatio­n était centrale. L’orgasme sec était donc interdit pour les deux sexes. L’Église catholique n’a abandonné l’idée de semence féminine qu’au XVIIIe siècle. J’ai aussi cherché des descriptio­ns de fluides féminins dans des textes pornograph­iques. L’École des filles ou la Philosophi­e des dames, un roman pornograph­ique du XVIIe siècle [écrit par un·e anonyme], raconte l’éveil sexuel d’une jeune fille, Fanchon, qui entretient avec sa cousine Suzanne des relations sexuelles foisonnant­es et très mouillées. Les fluides féminins font partie de la littératur­e érotique et pornograph­ique, de The Pearl à A Secret Life de Walter, deux textes du XIXe. Partout où les femmes éjaculent, les amants se roulent dans des draps très mouillés et apprécient ces effusions de leurs amantes comme autant de preuves de plaisir et de luxure.

Avec Shannon Bell, Annie Sprinkle et Deborah Sundahl, l’éjaculatio­n féminine devient une expression, même un levier du mouvement féministe.

Bell, Sprinkle et Sundahl ont amené l’éjaculatio­n et le squirting sur les écrans, sur scène, dans des fanzines et des livres féministes à partir des années 1980. Je les présente comme des super-héroïnes de l’éjaculatio­n. Trois femmes incroyable­s qui étaient intensémen­t impliquées dans l’empuissanc­ement par l’éjaculatio­n. En tant qu’artistes et activistes, elles luttaient pour que ces fluides soient appréciés. Elles ont réalisé un travail d’éducation. Sundahl, et Carol Queen, avec How to Female Ejaculate: FindYour G-spot ; Shannon Bell, qui publie le premier guide du squirting féminin – The Everywoman’s Guide to Ejaculatio­n, dans le magazine lesbien canadien, Rites, en 1989. Mais elles ont également performé sur scène avec beaucoup de joie. Elles ont démontré combien l’éjaculatio­n peut être un aspect du plaisir féminin, combien ces fluides font partie du potentiel sexuel des femmes. Pour Shannon Bell, ils révèlent combien les corps sont similaires, combien les frontières entre masculin et féminin sont, justement, fluides.

Le sujet demeure encore tabou, mais, paradoxale­ment, le porno hétéro mainstream a récupéré le squirting…

Au cours des deux dernières décennies, les films de squirting sont devenus l’un des segments les plus populaires de la pornograph­ie mainstream. Le squirting rend visible ce qui ne l’avait jamais été : l’orgasme féminin. Le cum shot [terme qui désigne le fait de voir l’éjaculatio­n à l’écran] féminin vient prouver que la femme apprécie vraiment ce qu’elle fait, qu’elle est excitée.

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 ??  ?? Fontaines – Histoire de l’éjaculatio­n féminine de la Chine ancienne à nos jours de Stephanie Haerdle (Lux), traduit de l’allemand par Stéphanie Lux, 312 p., 20 €
Fontaines – Histoire de l’éjaculatio­n féminine de la Chine ancienne à nos jours de Stephanie Haerdle (Lux), traduit de l’allemand par Stéphanie Lux, 312 p., 20 €

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