Les Inrockuptibles

Marie Albatrice, maîtresse femme

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Sept ans que Marie Albatrice a troqué son job convention­nel pour celui de dominatric­e profession­nelle. Passionnée de sexe créatif, elle accompagne ses client·es vers le lâcher-prise et l’exploratio­n de leur sensualité. Avec, en ligne de mire, une reconfigur­ation des mentalités et des imaginaire­s érotiques. Texte Carole Boinet Photo Renaud Monfourny

Certain·es habitent un appartemen­t, d’autres une maison. Marie, elle, habite un “donjon”. On s’imagine un château fort, avec pont-levis et murs en pierre de taille suintant d’humidité. Rien à voir. Il s’agit d’un loft ensoleillé, peint en blanc, situé dans la banlieue nord de Paris. Deux chats aux poils longs jouent avec des billes. L’un s’appelle Dieu, l’autre, Darwin. On rit. Un immense canapé de cuir blanc nous tend les bras. Tout est rangé, soigné, savamment chic. À bien y regarder, certains meubles détonnent dans le paysage. Là, un grand fauteuil en métal noir aux accoudoirs terminés par des reproducti­ons de mains osseuses, avec des étriers pour les pieds. “C’est un siège gynécologi­que réalisé par un ami artiste”, commente-t-elle. À côté, le prie-Dieu. Sous l’escalier menant à l’étage, une grande cage en fer forgé. Derrière la table à manger trône la chaise du roi Édouard VII. Et au plafond, des anneaux métallique­s “pour les suspension­s”.

À l’étage justement, un second siège gynécologi­que en cuir seventies, un pilori moyenâgeux attendant que l’on glisse tête et mains dans ses orifices, une croix de Saint-André pour se faire attacher façon J.-C., et une tripotée de godes dont l’un si massif qu’on imagine mal que quelqu’un·e puisse véritablem­ent s’en servir. “C’est un soumis qui me l’a offert et on ne s’en est jamais servi… il doit fantasmer que je l’utilise en son absence.Tenez, celui-ci est plus facile.” Marie Albatrice nous présente un long gode noir, très long même, en forme de fusil-mitrailleu­r, qu’elle caresse d’une main habile. “Oui, c’est long mais c’est plus fin !” Certes. Nous voici assises sur le vaste canapé, aussi blanc que sa tenue bohème. Ici cohabitent deux mondes : celui de Marie Albatrice (une double référence à L’Albatros de Baudelaire et à Albator, le capitaine corsaire balafré) et celui d’Axelle de Sade, son double, celui de “la Maîtresse”, la dominatric­e, celle qui se transforme régulièrem­ent en bourreau des corps et des coeurs, celle qui

sait manier le prie-Dieu et la croix de Saint-André, celle qui troque sa jupe blanche pour une robe noire dont la fente à l’arrière, rehaussée d’un porte-jarretelle­s, dévoile la protubéran­ce du fessier, perchée sur des escarpins – aux fameuses semelles rouges – si fragilemen­t hauts que l’on se demande comment elle fait pour ne pas tomber. “Je les porte parfois plusieurs heures de suite vous savez.” On perçoit un léger changement dans la voix ici et là, comme si Axelle toquait aux cordes vocales de Marie pour se faire entendre, elle aussi, balayant ses longs cheveux noirs d’un geste assuré, la bouche peinte en rouge velours.

À 46 ans, Marie Albatrice exerce la profession non reconnue de dominatric­e BDSM. Pour la législatio­n, comme pour ses voisin·es ou son propriétai­re, elle est art-thérapeute. Elle n’en déclare pas moins ses revenus, afin d’être en règle et de pouvoir s’acheter prochainem­ent une maison. Mais son grand rêve serait de créer un donjon collectif. En attendant, Marie accueille ses soumis·es plusieurs fois par semaine entre les murs de son loft-donjon. Au minimum, une séance dure deux heures et coûte 500 euros. Le prix varie en fonction de la durée, des pratiques, mais aussi des revenus de ses client·es. Elle se souvient ainsi d’un soumis qui économisai­t laborieuse­ment pour se payer une séance annuelle, dont elle n’a par conséquent jamais augmenté le tarif.

UN JEU D’ENFANT

Pourtant, elle l’assure : son choix n’est pas tant motivé par l’argent que par un besoin d’épanouisse­ment personnel. Après des études de droit et un master en intelligen­ce économique, Marie Albatrice travaillai­t dans le lobbying politique. Amatrice de “fêtes” et de “lâcher-prise”, fan du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier et de sa fête fantasmago­rique, elle tombe sur les soirées “élastiques”. “Quand j’ai vu pour la première fois tous ces gens vêtus de latex et de cuir dans une cave très sombre, en train de se fouetter à quatre pattes, j’ai eu hyper peur. Je suis immédiatem­ent ressortie. J’ai fumé une clope sur le trottoir et là j’ai parlé à des gens très sympas. Ils m’ont convaincue de redescendr­e.”

Un soir, une domina lui met un fouet et un soumis entre les mains. “Amuse-toi.” La jeune femme bascule dans le BDSM. Il faudra attendre le 14 décembre 2014 pour qu’un déclic s’opère lors d’une énième réunion soporifiqu­e dans le cadre de son travail. “J’ai compris qu’il fallait que je sois domina à temps plein. Je me sentais moins hypocrite vis-à-vis des gens et plus utile : j’apportais un bien-être aux clients,

analyse-t-elle. La société m’a longtemps fait penser que le sexe était sale, qu’une femme qui aimait le sexe était une moins-que-rien. Je portais ce stigmate. Il a fallu à un moment donné que je m’adresse au monde, pour dire ‘eh bien non’.”

Le BDSM lui parle dans ce qu’il a de créatif.

“Ce sont des jeux qui font appel à l’enfant qui est en vous, assure-telle. On sort de l’approche purement génitale, ‘un sexe pénétrant/ un sexe pénétré’, pour aller sur des jeux créatifs. J’aime théâtralis­er et rentrer dans une intimité qui peut être honteuse et cachée. Je fonctionne comme une passeuse, comme un guide qui va aider les clients dans l’exploratio­n de leur sensualité avec un cadre défini et donc rassurant. Quand vous êtes enfant, vous pouvez jouer avec une fraise, une fleur, un vase, une bougie.Tout est prétexte à la découverte sensoriell­e. Le BDSM va au-delà du sexe.”

“J’ai compris qu’il fallait que je sois domina à temps plein. Je me sentais moins hypocrite vis-à-vis des gens et plus utile : j’apportais un bien-être aux client·es.”

Ses client·es – l’écriture inclusive est d’autant plus importante ici qu’elle reçoit des hommes, des femmes et des couples – ne peuvent pas pénétrer ses orifices. Seule la domina peut s’armer d’un gode-ceinture, d’une aubergine ou de tout autre accessoire à insérer dans le corps de son prochain. “Au départ, les clients sont un peu effrayés. Mon premier travail est de créer la confiance qui va permettre le lâcher-prise, pour que je puisse prendre possession de leur corps et de leur esprit.”

À chacun·e son type d’humiliatio­n : certains aiment qu’on critique leur micro-pénis, d’autres qu’on leur crache ou pisse dessus, d’autres encore qu’on les sodomise violemment, sans lubrifiant. “Souvent, les hommes ne veulent plus être en charge de la relation. Ils me confient les clés. Ils ne veulent plus avoir le poids de l’érection, de la performanc­e, de me faire jouir. Ce sont aussi, souvent, des personnes qui aiment le plaisir anal mais ne savent ou n’osent pas le partager avec leur partenaire, par peur de perdre leur virilité. J’ai également des hommes qui ne parviennen­t pas à transition­ner comme ils le souhaitera­ient, car ils sont pères de famille, ils ont des jobs importants, etc. mais qui, avec moi, sont des femmes, avec des prénoms de femmes.”

Chaque nouvel·le arrivant·e se voit attribuer un numéro, puis, au fil des séances, un pseudonyme, tel Ulysse ou encore Miss Piggy. “Numéro 5 a conservé son numéro car il aime les odeurs. Il passe son temps à me renifler”, précise-t-elle. Pour accéder à une séance, il faut remplir un questionna­ire de santé et la laisser vérifier la fréquence cardiaque. Elle se penche hors du canapé et touche les lattes du parquet pour se porter chance. “J’espère qu’il ne m’arrivera jamais d’accident. Nous n’avons pas d’assurance. Je connais des TDS [travailleu­r·euses du sexe] à qui c’est arrivé, des accidents cardiaques, et qui ont mis la personne sur le trottoir.” Deux safewords (“orange” et “rouge”) permettent d’évaluer les limites, voire d’arrêter le jeu.

ATELIERS DE CURIOSITÉ

En sus de son activité de dominatric­e, Marie Albatrice a engagé une profonde réflexion sur le sexe créatif, ou comment déconstrui­re le sexe mainstream – qu’elle définit comme

“la pénétratio­n d’une femme par un homme” – pour imaginer d’autres façons de rentrer en connexion avec un·e partenaire. Fondatrice du collectif Érosticrat­ie, elle organise chaque année en juillet à Paris le festival Érosphère (du 2 au 4 juillet cette année), qui propose des ateliers ouvrant le champ des

possibles sexuels, comme de bander les yeux pour communier différemme­nt avec des inconnu·es dans une même pièce, ou s’initier à la forniphili­e (le fait de transforme­r un tiers en meuble, par la contrainte immobile et le cellophane).

Marie Albatrice met également en place des subspaces, soit des états de transe masochiste, à l’aide de jeux BDSM grandeur nature. Il y a le psychiatri­que, le carcéral, le silencio et le sanctuaire. L’idée est simple : jouer à “on dirait que” avec sexe et autorité dans de vastes logements le plus souvent loués sur Airbnb. Le tout encadré par des protocoles de sécurité. Ainsi, dans le carcéral, le matricule que porte chaque client·e/ prisonnier·ière indique ce qu’il ou elle accepte et refuse : “Le ‘1’ signifie novice, le ‘3’, avancé. Le ‘A’, anal, le ‘B’, bisexualit­é, ‘I’, impact, ‘E’, électricit­é, etc.” Des scotchs ou des bandes de tissu viennent masquer les parties du corps qui ne doivent pas rentrer dans le jeu. Le reste appartient au scénario établi par Marie et ses complices : “le repas des sodomites” qui n’a rien d’un repas, “le viol collectif”, “le sacrifice” avec faux sang, “la torture à l’électricit­é”, etc. Chaque jeu dure environ trois heures.

DU RÊVE DANS LE RÉEL

“Quand vous montez les gens dans la transe, il faut qu’elle soit progressiv­e et continue. Si vous la cassez trop rapidement, ça peut être violent.” Une sorte de montée et de descente de drogues en somme. “Mon public aime les sensations fortes. Mon travail est donc de créer un ascenseur émotionnel : angoisse, stress, excitation et jouissance extrêmes… je pense souvent au film The Game de David Fincher avec Michael Douglas.”

Marie a rapporté le concept d’Allemagne, où elle a testé un jeu avec de faux gardiens de prison pendant vingt-quatre heures… “Je rêverais de faire ça ici sur tout un week-end”, assure celle qui dit tenter d’échapper au quotidien, de retrouver du rêve dans le réel. “Le sexe pour moi est devenu intellectu­el. On imagine souvent que les travailleu­ses du sexe sont des nymphomane­s, mais pas du tout. Chez moi, il n’est pas important dans ma relation à l’autre.

Je la base sur la connexion, la confiance, le partage. Je pourrais vivre avec un ou une asexuelle, d’ailleurs.” Militante au Strass (Syndicat du travail sexuel), Marie réfléchit tellement au sexe qu’elle le pratique désormais différemme­nt. “Le soir, je n’ai pas forcément envie de ça. Alors il m’arrive d’être en étoile de mer, c’est sûr. Et puis c’est difficile de trouver la perle rare, soit un ou une partenaire qui vous comble. Moi, les schémas mainstream, je n’en peux plus. Oui, je peux jouer à la salope qui se fait prendre, mais ça ne m’intéresse pas.” Son objectif est à la fois simple, puisque précis, mais difficile à réaliser car il implique ce grand projet de changement des mentalités : modifier les représenta­tions du sexe, produire de nouveaux imaginaire­s. “C’est toujours compliqué d’aller trouver sa ou son partenaire pour lui proposer de lui renifler les pieds. Les films peuvent aider. J’aime beaucoup Shortbus ou La Secrétaire.

Ils peuvent amorcer un dialogue.” On repart avec cette étrange et duale image d’instrument­s de torture moyenâgeux placés l’air de rien dans un grand loft lumineux, habité par cette Maîtresse à la jupe bohème aussi blanche que sa robe noire est anguleuse, tandis que Dieu, lui, se prélasse au soleil.

“Le sexe pour moi est devenu intellectu­el. On imagine souvent que les travailleu­ses du sexe sont des nymphomane­s, mais pas du tout.”

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 ??  ?? → “Cravache et poisson Zoé, particuliè­rement efficace pour garder les jambes bien écartées.”
→ “Cravache et poisson Zoé, particuliè­rement efficace pour garder les jambes bien écartées.”
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 ??  ?? → “La boîte à godes, coffre à jouets le plus utilisé de Maîtresse. Les plus gros sont offerts par Numéro 5, qui ne peut jamais les enfiler. Celui du milieu n’a trouvé pour le moment qu’un seul preneur.”
→ “La boîte à godes, coffre à jouets le plus utilisé de Maîtresse. Les plus gros sont offerts par Numéro 5, qui ne peut jamais les enfiler. Celui du milieu n’a trouvé pour le moment qu’un seul preneur.”
 ??  ?? ↑ “La cage est renommée ‘la cage de mon frère magicien’ pour expliquer sa présence aux ouvriers ou technicien­s qui viennent faire des réparation­s.”
↑ “La cage est renommée ‘la cage de mon frère magicien’ pour expliquer sa présence aux ouvriers ou technicien­s qui viennent faire des réparation­s.”
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 ??  ?? ← Collection de chaussures de Maîtresse.
← Collection de chaussures de Maîtresse.

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