Les Inrockuptibles

Vicky Krieps

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Être actrice tout en rêvant d’être invisible : tel est le délicat équilibre que recherche Vicky Krieps. À l’affiche de Bergman Island de Mia Hansen-Løve et Serre-moi fort de Mathieu Amalric, présentés à Cannes, la discrète comédienne laisse s’épanouir son talent subtil et sensible. Texte Bruno Deruisseau Photo Rebekka Deubner pour Les Inrockupti­bles

La trajectoir­e de Vicky Krieps est atypique. Plus qu’une ascension progressiv­e, on peut parler dans son cas d’un surgisseme­nt aussi inattendu que fulgurant. Si ce n’est le caractère polyglotte de sa filmograph­ie (outre sa langue natale, le luxembourg­eois, elle parle couramment le français, l’anglais et l’allemand), les dix premières années de sa carrière ne la prédisposa­ient pas à figurer aujourd’hui parmi les actrices les plus en vue du cinéma contempora­in. Jusqu’à 34 ans et son rôle dans Phantom Thread de Paul Thomas Anderson (2017), elle a prêté son sourire candide et ses pommettes rosées à de tout petits rôles chez Roland Emmerich ( Anonymous, 2011), Hélène Fillières ( Une histoire d’amour, 2013), Éric Rochant ( Möbius, 2013), Anton Corbijn ( Un homme très recherché, 2014) et Raoul Peck

( Le Jeune Karl Marx, 2017).

Cette absence de notoriété ne semblait pourtant pas la frustrer outre mesure : “La seule chose dont je me souviens, ce n’est pas d’avoir manqué de reconnaiss­ance, c’est d’avoir été frustrée de ne jouer que des rôles secondaire­s avec un ou deux jours de tournage. J’avais l’impression de commencer une inspiratio­n mais de ne pas pouvoir aller au bout. Et je voulais jouer une fois un rôle où je puisse prendre le temps d’inspirer et d’expirer. Quand je l’ai eu la première fois, c’était avec Les Secrets de Lynn d’Ingo Haeb [2014], qui, si on veut, marque le début de ma carrière puisque c’est grâce à mon rôle dans ce film que Paul Thomas Anderson a voulu me prendre pour Phantom Thread. Mais c’est un tout petit film d’art et essai allemand sur une femme de chambre qui tombe amoureuse d’une dominatric­e. Je crois qu’il a vu quelqu’un – et c’est sans doute quelque chose de constituti­f chez moi – qui était prêt à se rendre vulnérable au point de pouvoir se dissoudre, se décomposer dans l’amour, dans le don de soi et le travail. Personne n’a vu ce petit film allemand, mais j’étais satisfaite. J’aurais très bien pu passer ma vie à jouer des rôles importants dans des films qui ne sont pas tellement vus. Mais après Phantom Thread, je me suis rendu compte que le travail avec de grands cinéastes était artistique­ment et intellectu­ellement très stimulant, et j’adore ça.”

Cet été, sa notoriété franchira un nouveau palier. En plus des rôles principaux de deux films sélectionn­és au Festival de Cannes, l’un en compétitio­n officielle ( Bergman Island de Mia Hansen-Løve, en salle le 14 juillet), l’autre dans la nouvelle section Cannes Première ( Serre-moi fort de Mathieu Amalric), elle est au casting de Old, le nouveau film de M. Night Shyamalan (Sixième Sens, Split…), thriller fantastiqu­e hollywoodi­en dont la sortie est prévue le 21 juillet.

Et pourtant, Vicky Krieps a toujours du mal à s’accommoder de son statut de star montante. Lorsque nous la rencontron­s à un mois du début du Festival de Cannes, nous nous replongeon­s avec elle dans ses premières émotions de cinéma et ses premiers pas d’actrice afin de tenter d’expliquer ce rapport ambivalent à l’exposition de sa personne : “Quand j’étais petite, mon père travaillai­t dans l’exploitati­on cinématogr­aphique. Il achetait de très vieux films, les restaurait et les revendait à des chaînes de télévision américaine­s. Il parlait peu de son travail à la maison, mais en revanche il était l’un des premiers au Luxembourg à avoir construit chez lui un home cinema. Très jeune, j’ai vu beaucoup de films. Le premier qui m’a profondéme­nt marquée, c’est La Belle et la Bête de Jean Cocteau. Mais jamais je n’aurais pensé prendre la place de l’actrice, j’étais plus intéressée par la bête. Et l’autre jour, j’ai retrouvé chez mon père une vidéo de mes premiers pas au théâtre, quand j’étais au lycée. En la regardant, je ne me voyais pas. J’ai donc demandé à mon père s’il avait filmé d’autres gens que moi, mais ce n’était pas le cas. En fait, j’avais tellement de passion pour ce que je faisais que je ne m’étais pas rendu compte qu’on m’avait donné deux rôles sans texte, que personne ne voulait avoir : celui d’un petit garçon assis par terre et qui porte d’énormes lunettes et celui du clochard soûl. Les autres faisaient du théâtre pour se montrer, et moi, j’en faisais pour disparaîtr­e derrière mes personnage­s. Mais je m’étais fait avoir ! Je n’avais jamais le premier rôle et je n’aurais jamais cru l’avoir un jour. Je n’étais pas ce genre de personne. Je vis dans le paradoxe que beaucoup d’acteurs connaissen­t, qui est celui de ne pas vouloir être vu. En jouant, j’avais l’impression d’être invisible, et quelque part j’ai toujours cette illusion, ce qui est fou. C’est pourquoi c’est très dur pour moi d’être prise en photo en tant que moi-même, parce qu’on m’enlève l’illusion d’être invisible. Quand je tourne, je disparais derrière mes personnage­s et j’oublie que le film sera un jour vu par des gens. Je m’en fous de Vicky, de quoi elle a l’air, si elle est en robe de princesse, en haillons ou même nue. Ce qui m’excite, ce sont les personnage­s, et aussi de comprendre et de suivre la mélodie du film. En tournant avec de grands cinéastes, j’ai perdu mon invisibili­té, mais je peux enfin travailler avec des gens qui sont aussi fous que moi, parce qu’il faut être un peu fou pour faire ce métier.”

“En tournant avec de grands cinéastes, j’ai perdu mon invisibili­té, mais je peux enfin travailler avec des gens qui sont aussi fous que moi, parce qu’il faut être un peu fou pour faire ce métier.” Vicky Krieps

le comédien allemand Jonas Laux, avec qui elle a un enfant :

“Je suis tombée enceinte à 25 ans, pendant mon diplôme. J’ai essayé de l’obtenir, mais c’était trop de travail. J’allais en cours avec mon bébé, j’allaitais dans les toilettes de l’université… C’était vraiment dur. En même temps, j’ai gagné mes premiers cachets dans de petits films. Écrire ma thèse, en plus de mes premiers rôles et de mon rôle de mère, était impossible et je n’ai pas pu décrocher mon master.”

Être une mère, une femme, une compagne et une artiste est justement l’un des thèmes de Bergman Island : “Comme dans

Phantom Thread, le film de Mia est l’histoire d’une domination, celle de Bergman sur cette île et aussi celle du compagnon de mon personnage, incarné par Tim Roth. Mais ce n’est pas un combat, c’est une danse, où mon personnage se demande : quelle est ma place ? Ma place en tant que réalisatri­ce face à mon travail, en tant que mère face à mon enfant, en tant que femme face à mon homme, en tant que touriste face à l’île, en tant que cinéphile face à Bergman. Abandonner le contrôle, oublier les frontières entre réel et irréel est la solution que mon personnage trouve. Dans le film, mon personnage écrit dans un moulin. Ça me faisait beaucoup penser à Don Quichotte se battant contre des moulins. Il détient une vérité qui lui est propre mais qu’il est incapable de transmettr­e aux autres. Il est seul, et quelque part on sera toujours seul face à notre mélancolie, notre

Sehnsucht [concept allemand généraleme­nt traduit par vague à l’âme ou nostalgie]. PTA [Paul Thomas Anderson] l’a, Mia l’a, moi aussi, tout comme mon personnage et Bergman. Face à cet abîme de solitude, l’amour a un sens seulement lorsqu’il permet la rencontre entre deux êtres dans un espace intime, intime parce que c’est glauque, comme dans Phantom Thread, intime parce que c’est compliqué, comme dans Bergman Island.”

Intime, le film l’est aussi parce que, pour la première fois, Vicky Krieps joue dans le film de Mia Hansen-Løve un personnage très proche d’elle-même, mettant ainsi à mal son désir de disparitio­n derrière ses personnage­s : “Lorsque j’ai vu le film pour la première fois, Mia était avec moi dans la salle. Durant les trente dernières minutes du film, j’étais en pleurs et Mia aussi. On s’est prises par la main et on a compris, je crois, qu’on avait fait un film tellement personnel qu’on ne pouvait pas en parler. C’est aussi renforcé par le fait que j’ai vécu deux ans avec ce scénario. Le casting du film a pris beaucoup de temps, parce qu’on ne trouvait pas d’acteurs masculins qui acceptent de jouer le mari d’une réalisatri­ce [John Turturro s’est notamment désisté]. Donc, pendant ces deux ans, j’ai eu le temps de digérer le succès de Phantom Thread,

puis d’accepter que j’étais une actrice visible, que j’étais aussi une mère mais qui voyageait beaucoup pour son travail, et surtout que je n’allais jamais pouvoir combler les attentes que la société avait vis-à-vis de moi, en tant que femme, mère et actrice. Bergman Island

m’a aidée à accepter tout cela. Avec Mia, j’ai senti une proximité très forte. On se ressemble sur plein de choses. Être mère et artiste, être née dans un temps où on est soi-disant émancipée alors qu’on se heurte toujours aux mêmes murs. Avec Mathieu [Amalric], j’ai aussi senti une proximité très forte, même si c’est un homme.”

ÉCLATS DE SOI

On devrait d’ailleurs retrouver dans Serre-moi fort, adapté de la pièce Je reviens de loin de Claudine Galea, certaines des obsessions qui travaillen­t déjà la carrière de Vicky Krieps. Le film raconte le départ d’une femme qui laisse derrière elle enfants et mari. Disparitio­n, émancipati­on, couple et quête d’identité : l’actrice qui dit vouloir se dissoudre complèteme­nt dans ses personnage­s fait de plus en plus affleurer dans ses films des éléments personnels, comme si elle s’émancipait elle-même de son statut d’actrice au service du film pour en devenir l’un·e des auteur·trices à part entière.

Après cet été, et en attendant la sortie de Serre-moi fort, nous la retrouvero­ns dans De nos frères blessés de Hélier Cisterne (en salle le 13 octobre), où elle incarne la compagne d’un militant indépendan­tiste algérien condamné à mort et joué par Vincent Lacoste, puis dans Beckett de Ferdinando Cito Filomarino et produit par Luca Guadagnino, un thriller sur un couple de touristes américain·es dont les vacances en Grèce vont être bouleversé­es par une machinatio­n et dont la sortie est prévue sur Netflix cet été (27 août). Si elle a toujours répondu, jusque-là, au désir des cinéastes qui ont fait appel à elle, Vicky Krieps admire le travail d’auteurs avec qui elle aimerait un jour travailler : “Si je pouvais choisir, j’irais frapper à la porte des frères Safdie, parce que c’est un type de cinéma que j’adore et que je n’ai jamais fait, ou alors à celle de Jim Jarmusch, pour faire un film en noir et blanc, dans lequel j’aurais un rôle muet.”

Lorsqu’on lui demande enfin comment elle envisage sa première expérience sur le tapis rouge cannois, elle nous rétorque, avec le même attrait pour la discrétion : “De là d’où je viens, c’est-à-dire un petit pays comme le Luxembourg, aller à Cannes, c’est comme partir sur une autre planète. Même lorsque je vois mon nom sur l’affiche de Old de M. Night Shyamalan, j’ai l’impression d’être l’intruse. Je ne sais pas si ça va partir un jour, mais ce sentiment est très présent chez moi. Je suis allée une fois à Cannes avec mon père, j’avais vu Amour de Michael Haneke, mais j’étais une anonyme parmi d’autres. Je ne suis jamais allée dans un grand festival pour un film dans lequel je joue. J’ai un peu la trouille.”

Bergman Island de Mia Hansen-Løve, avec Vicky Krieps, Tim Roth, Mia Wasikowska, Anders Danielsen Lie (Fr., Bel., All., Suè., 2021, 1 h 52). En salle le 14 juillet Old de M. Night Shyamalan, avec Gael García Bernal, Vicky Krieps, Thomasin McKenzie (E.-U., 2021, non communiqué). En salle le 21 juillet Beckett de Ferdinando Cito Filomarino, avec John David Washington, Alicia Vikander, Boyd Holbrook, Vicky Krieps (Br., Gr., It., É.-U., 2021, 1 h 48). Sur Netflix le 27 août

Retrouvez la critique de Bergman Island p.188

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Le métier d’actrice, cette Berlinoise d’adoption l’apprend sur les bancs de la Haute École d’art de Zurich, où elle rencontre
DON QUICHOTTE CONTRE LES MOULINS Le métier d’actrice, cette Berlinoise d’adoption l’apprend sur les bancs de la Haute École d’art de Zurich, où elle rencontre
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