Cinéma, l’heure de la reprise
le cinéma français a vécu la plus grande crise de son histoire. À l’heure de la réouverture, enquête sur les blessures et les ressources d’un secteur en recomposition.
On a un peu des problèmes de riches dans cette affaire !” La phrase a achevé de creuser le fossé entre la ministre de la Culture et ses administré·es. Elle a été prononcée le 12 mai dernier par Roselyne Bachelot au micro de la matinale de France Inter. L’affaire en question ? La réouverture des salles de cinéma, attendue depuis le 30 octobre et prévue en trois étapes progressives : une première le 19 mai, à 35 % de la capacité des salles avec couvre-feu à 21 h ; une seconde le 9 juin, à 65 % jusqu’à 23 h (permettant notamment la séance cruciale de 21 h) ; et enfin une levée totale des restrictions de jauge et de couvre-feu à partir du 30 juin.
Et les “problèmes de riches”, donc ? Quelque 400 longs métrages (150 français, 250 étrangers) coincés au stand, empilés pendant sept mois de fermeture sur les bureaux de leurs sociétés de distribution, en attendant une réouverture annoncée, de fait, comme inévitablement sanguinaire. Si la guerre concurrentielle que se livrent en temps normal la vingtaine de sorties hebdomadaires est déjà d’un genre coriace, difficile d’imaginer comment canaliser ces prochains mois une telle masse excédentaire, à laquelle se sont ajoutés d’une part les films prématurément chassés des salles le 30 octobre (Adieu les cons, ADN…), et d’autre part une phalange de nouveautés appelée à grossir de semaine en semaine. Car la machine à produire ne s’est pas arrêtée en 2020 (ce dont Roselyne Bachelot se félicitait d’ailleurs dans la même interview : “Ça a été possible car j’ai autorisé les tournages et qu’on a puissamment épaulé l’industrie avec les aides du CNC [Centre national du cinéma et de l’image animée]. Donc réjouissons-nous !”). Et le Festival de Cannes, décalé en juillet, est synonyme d’une autrement plus menaçante vague de poids lourds du cinéma d’auteur – Annette de Leos Carax le 6 juillet,
Benedetta de Paul Verhoeven le 9, Titane de
Julia Ducournau le 14… Last but not least, les “américains” – comme on désigne ces derniers mois, de façon générique, les blockbusters en attente, comme une rumeur lointaine de supermen prêts à prendre d’assaut le pays –, qui ne pouvaient se permettre une sortie rentable dans des salles en demi-capacité, devraient bientôt reprendre leurs releases
mondiales et leurs plans de sortie en France à 800 copies et plus si affinités, Fast and Furious 9 ouvrant le bal à la mi-juillet.
Si Roselyne Bachelot parle de problèmes de riches, c’est parce qu’elle considère que mieux vaut trop que pas assez – en comparant par exemple avec nos voisins qui, eux, font face au problème inverse, faute de cinématographie nationale suffisamment riche pour faire vivre à elle seule le marché et compenser l’absence des “américains”. L’Espagne, par exemple, a beau avoir pratiquement été érigée en symbole de résistance ces derniers mois par les promoteurs de l’ouverture des lieux culturels (moyennant des mesures sanitaires strictes, le pays ne les a jamais refermés depuis l’été 2020), elle n’a en réalité pu maintenir qu’une partie de son parc (40 % en mars selon
Le Film français) à cause, entre autres, d’un manque de films.
DES PROBLÈMES DE PAUVRES
Reste qu’en France, le “mur de films” (c’est ainsi qu’on l’appelle) est plutôt un problème de pauvres. La preuve en est qu’ils sont aujourd’hui parfois les seuls à s’en plaindre, alors que distributeurs et exploitants mieux pourvus tendent à en faire une chimère. “La Fédé [la Fédération nationale des éditeurs de films, dite Fnef, le syndicat des plus puissants distributeurs] dit que ça n’existe pas, que c’est aussi concurrentiel que d’habitude,
déplore Étienne Ollagnier, coprésident du Syndicat des distributeurs indépendants (SDI) et patron de la société Jour2Fête. Mais du point de vue des indépendants, c’est irrecevable, on est en plein dedans. Il y a un effet nombre évident, et la rotation est impitoyable : si un film ne marche pas tout de suite, il dégage.”
Lui a réalisé une première semaine à la hauteur de ses espérances avec Slalom de Charlène Favier, qui avait déjà connu deux reports en octobre et décembre : 38 000 tickets vendus, dont deux à Jean Castex et Roselyne Bachelot venus y célébrer la réouverture. “Mais sur un film pourtant bien parti, avec une excellente réaction de la presse et du public, la décrue est hors norme. On perd 55 à 60 % d’entrées par semaine. Normalement, c’est 30-35 % avec un bon bouche-à-oreille, et 50 avec un mauvais”,
reprend Ollagnier. Des chiffres qu’il faut en partie expliquer par la fonte globale de la fréquentation entre la semaine du 19 mai (2,2 millions, la meilleure réouverture d’Europe) et les suivantes, marquées par une baisse d’environ 50 % liée au retour du beau temps et surtout à une frénésie estompée.
Le 5 mai, à la suite d’une autorisation exceptionnelle de l’Autorité de la concurrence (en temps normal, ces ententes sont illicites), une réunion avec les principaux syndicats était censée aboutir à un calendrier concerté visant à limiter les dégâts pour les plus fragiles et à leur assurer un micro-rond de serviette dans les semaines à venir. Elle devait regrouper la Fnef, qui représente les filiales françaises de studios américains et les grands groupes français ; le Dire (Distributeurs indépendants réunis européens), qui représente des “gros” indés ; et le SDI, qui représente les plus fragiles. “Était censée”, “devait” :
“Sans les aides, aujourd’hui, il y aurait 50 % de salles en moins.” David Henochsberg, patron du réseau Étoile Cinémas
boycottée par la plupart des premiers de cordée, la réunion n’a pas pu aboutir à un accord. En conséquence, c’est la loi du plus fort qui prévaut.
Après cet échec, les avis divergent dans le secteur indépendant. Certain·es jugent que tout calendrier n’obligeant pas les grands groupes est caduc. D’autres, comme Ollagnier, considèrent que les indépendants devraient tout de même s’entendre pour organiser l’espace que daigneront leur laisser les mastodontes. “La dérogation de l’Autorité de la concurrence vaut toujours. On continue donc les discussions, et on va quand même accoucher de quelque chose. Mais ce n’est pas facile parce qu’on est tous le petit de quelqu’un : les gros indépendants, c’est avec les groupes qu’ils voulaient s’entendre.”
Pour d’autres encore, comme Thomas Ordonneau, directeur de la société de production et de distribution Shellac, la tentative se heurte au fondement même de leur travail. “La distribution est un métier sensible, qui fait appel à un certain flair sur ce qui se passe, sur le moment opportun. C’est à chaque fois un acte singulier. On ne peut pas arbitrairement mettre des films dans une grille.”
Tous et toutes cependant s’accordent sur un point : faute d’accord, et dans les conditions actuellement infligées aux distributeurs les plus fragiles, un geste va devoir s’imposer dans leur direction. “Tout le monde redate à la fin de l’année ou en 2022, car la conjoncture actuelle n’est pas viable. Il va falloir obtenir des aides du CNC pour que les fragiles arrivent à tenir jusque-là.”
Lui-même a daté à janvier 2022 la sortie d’Au crépuscule,
le nouveau film du Lituanien Sharunas Bartas, “car on ne peut pas travailler comme on le devrait sur cette sortie, tant que le marché ne s’est pas reconstruit et qu’on ne peut pas faire circuler le film comme il mérite de circuler”.