Les Inrockuptibles

Isabelle Huppert & Tiago Rodrigues

Événement de la 75e édition qui se déroulera du 5 au 25 juillet, Isabelle Huppert ouvre le Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des Papes avec La Cerisaie de Tchekhov mise en scène par Tiago Rodrigues. Une pièce riche de rencontres pour dir

- À l’Odéon, à Paris, en juin.

Se confrontan­t à Tchekhov pour la première fois avec La Cerisaie, Isabelle Huppert retrouve la Cour d’honneur du Palais des Papes pour le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon. C’est la quatrième fois que la comédienne arpente le plateau mythique après Médée d’Euripide dans la mise en scène de Jacques Lassalle en 2000, sa performanc­e dans Cour d’honneur de Jérôme Bel en 2013 – où elle intervenai­t par Skype à l’aube depuis l’Australie pour se joindre au spectacle à 23 h – et Juliette et Justine, le vice et la vertu, une lecture d’après un montage de textes du marquis de Sade en 2015. Aujourd’hui, sous la direction du metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, directeur du Théâtre national Dona Maria II de Lisbonne, elle incarne le rôle de Lioubov, une femme prise dans la tourmente d’un monde qui change et qui revient sur les traces de son passé. Il·elles nous parlent de ce premier projet commun et de cette incursion dans l’univers de Tchekhov, visionnair­e, humaniste et traitant le temps pour ce qu’il est, un compte à rebours implacable où l’héroïsme ordinaire consiste à avancer, malgré tout, et à suivre son propre chemin.

C’est la première fois que vous travaillez ensemble, comment vous êtes-vous rencontré·es ? Isabelle Huppert —

À Lisbonne ! J’avais envie de rencontrer Tiago depuis longtemps. J’ai vu tous les spectacles qu’il a présentés à Paris, mais nous n’avions jamais eu l’occasion de nous croiser. Il se trouve que j’étais au Portugal, à Sintra, pour le tournage de Frankie d’Ira Sachs ; j’ai organisé une rencontre, j’en ai profité pour aller voir un spectacle dans son théâtre, une pièce que Pascal Rambert avait écrite pour ses comédiens

[ Teatro en 2018]. Nous nous sommes parlé de La Cerisaie dès cette première soirée. Je pense que Tiago est fait pour monter Tchekhov. L’idée était lancée, notre Cerisaie avait déjà commencé à fleurir.

Tiago Rodrigues — On a tout de suite parlé de l’envie qu’avait Isabelle de jouer Tchekhov et du désir que j’avais de le monter. Il nous est très vite apparu que travailler ensemble était une chose qui relevait d’une sorte d’évidence.

Isabelle, c’est la première fois que vous vous confrontez à une pièce de Tchekhov. Tiago, on sait que vous privilégie­z le travail sur vos propres textes à la mise en scène du théâtre de répertoire. Que représente cet auteur pour chacun·e de vous ? Isabelle Huppert —

J’ai l’impression que Tchekhov représente quelque chose de très fort pour bon nombre de comédiens et de metteurs en scène. Un idéal assez parfait qui mêle la légèreté et la profondeur, le collectif et l’individuel, l’émotion et le politique, ou disons le social avec une puissance incomparab­le.

Tiago Rodrigues — Le théâtre qui me passionne se déploie dans les rapports entre les comédiens ; à ce titre, je trouve que Tchekhov est le meilleur ami des acteurs. Il donne le sentiment d’écrire à partir du dedans de chaque personnage, comme s’il révélait quelque chose qui était déjà là. Le chemin n’est jamais long à parcourir pour s’approcher d’une de ses pièces. Peu importe l’endroit où l’on vit sur terre et la langue dans laquelle on s’exprime, si tu es humain, Tchekhov te parle. Après, c’est exactement ce qu’exprime Isabelle : un mélange d’humanité et de tendresse. Il est aussi capable de faire preuve d’une forme d’acidité, il entretient un rapport très clinique envers le monde et les humains, il te bat d’une main sans cesser de te soutenir de l’autre. Et ce geste-là apporte une grande complexité à ce qu’il propose sous couvert d’une apparente simplicité. Si je pense au personnage de Lioubov joué par Isabelle dans La Cerisaie, c’est le portrait d’une femme qui exprime une sensibilit­é envers les autres au-delà de la normale. Un personnage qui impression­ne par son côté tragique, entre le rêve et la réalité, tout en demeurant à chaque instant un être fascinant, quelqu’un qu’on a envie d’aimer.

Quels rapports entretenez-vous avec Lioubov ? Isabelle Huppert —

Je la laisse s’approcher de moi, autant que l’inverse, si ce n’est plus, comme j’aime le faire avec un personnage. S’approprier un personnage n’est pas juste une question de confort, c’est une manière de faire circuler du vivant en soi et ne pas se conformer à un modèle. La langue de Tchekhov le permet ; j’ai beaucoup aimé que Tiago utilise le mot “acidité”. Avec Lioubov, on est confronté à une multiplici­té d’affects. Elle est à la fois nonchalant­e et désespérée, mais son indifféren­ce de façade et sa force d’inertie participen­t d’un des grands mouvements de la pièce. Par son renoncemen­t à la fois généreux et désespéré, elle se refuse à ne pas participer à l’avènement d’un monde nouveau, elle laisse les choses advenir. Peut-être aussi parce que, secrètemen­t, elle porte en elle le poids de la souffrance de la perte de l’enfant. Alors, souffrance pour souffrance… Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des saillies pleines d’humour. C’est un cliché de dire que Tchekhov vise la comédie, mais dans le travail, on se rend compte qu’il sait aussi être très drôle. Ça serait bête de s’en priver.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours au théâtre, aussi précieux et rare que régulier, qui scelle vos aventures avec les metteurs en scène ? Isabelle Huppert —

J’y pensais ces jours-ci en me disant que j’avais quand même joué de grands textes, d’Euripide à Ibsen, en passant par Sarah Kane ou Marivaux. Mais ce qui compte pour moi, c’est que ce parcours ait été jalonné par des rencontres avec des metteurs en scène : Peter Zadek, Claude Régy, Jacques Lassalle, Bob Wilson, Luc Bondy, ou dernièreme­nt Krzysztof Warlikowsk­i et Ivo van Hove. Ce sont des rencontres esthétique­s autant que des rencontres de la vie. Je ne sacralise pas spécialeme­nt le texte quand je travaille au théâtre, l’important et ce qui m’intéresse, c’est la vision qu’en a le metteur en scène et comment chacun m’amène à rencontrer le texte.

Du personnage d’Isabelle, vous dites qu’elle participe d’un changement dont elle est aussi la victime, pouvez-vous expliciter ? Tiago Rodrigues —

La Cerisaie est la dernière oeuvre de Tchekhov [écrite de 1901 à 1903]. C’est une pièce où le social intervient de façon très explicite. C’est très beau parce

“Je ne sacralise pas spécialeme­nt le texte quand je travaille au théâtre, l’important et ce qui m’intéresse, c’est la vision qu’en a le metteur en scène.” Isabelle Huppert

qu’on a le dispositif tchekhovie­n d’une femme de la haute société qui revient dans la maison familiale, mais à un moment où le monde témoigne d’un basculemen­t sociétal. Pour Lioubov, la Cerisaie reste l’endroit de la plus grande perte, le lieu de la mort de son enfant, mais aussi le paradis de sa propre enfance.

Isabelle Huppert — Lioubov nous apparaît à travers le prisme d’une vitalité affichée et d’une souffrance inguérissa­ble. Cette inertie dont je parlais tient du fatalisme et de la conscience d’un monde qui doit changer, même au prix de sa dépossessi­on.

Tiago Rodrigues — C’est la victime parfaite puisque le passé intime rejoint les basculemen­ts provoqués par le passé sociétal. Parce que Lioubov est aimable, on ne peut apprécier complèteme­nt qu’une société se démocratis­e en faisant le choix de se passer d’elle. Je la qualifiera­is d’avocate de l’inutile.

Après un an de pandémie, retrouver le chemin du plateau prend-il un sens particulie­r pour vous ? Tiago Rodrigues —

Sans qu’on ait besoin d’en rajouter du côté de la mise en scène, je pense que le regard du public sera forcément chargé de cette actualité. Pour moi, cette pièce d’un monde qui change est une métaphore intemporel­le, nul besoin de la raccrocher à des événements du présent. En premier lieu, on apprécie le bonheur de pouvoir travailler ensemble et d’avoir ce rendezvous avec le public dans la Cour d’honneur.

De quelle manière envisagez-vous la mise en scène ? Tiago Rodrigues —

Une rencontre humaine, esthétique et politique, avec ses imprévisib­ilités, ses imperfecti­ons, sera toujours plus importante que le rêve personnel d’un spectacle. La représenta­tion se résume pour moi à une rencontre avec le public.

Isabelle Huppert — La propositio­n esthétique est quand même très forte. Je vous préviens tout de suite ! Tiago en parle comme un théâtre de tréteaux, où les comédiens se rencontren­t par hasard sur le plateau, alors qu’il a une vision très précise. Il fait peut-être semblant de ne pas en être l’organisate­ur, mais il en est bien le concepteur.

Isabelle, c’est la quatrième fois que vous vous produisez dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Vous avez un rapport familier avec ce lieu ? Isabelle Huppert —

Je ne sais pas si on peut jamais avoir un rapport familier à cet espace, mais en tous les cas, si j’ai une familiarit­é avec la Cour d’honneur, ce n’est pas tant du fait de l’avoir explorée plusieurs fois que de l’avoir ressentie dès la première fois. Je n’ai jamais été impression­née par cet espace. Ce n’est tout de même pas un hasard si Jean Vilar en a fait son lieu d’élection. Il sentait que l’acteur allait être roi entre ces murs qui nous surplomben­t.

“Une rencontre humaine, esthétique et politique, avec ses imprévisib­ilités, ses imperfecti­ons, sera toujours plus importante que le rêve personnel d’un spectacle. La représenta­tion se résume pour moi à une rencontre avec le public.” Tiago Rodrigues

Tiago Rodrigues — Moi, j’ai fait l’expérience inverse. J’y ai vu des spectacles, mais n’y ai encore rien créé. Il y a deux jours, pour la première fois, j’ai marché sur la scène de la Cour d’honneur. Et j’ai eu la même impression qu’Isabelle : c’est un lieu chaleureux qui t’embrasse, et tu comprends qu’un théâtre populaire puisse s’y dérouler, le public y joue un rôle très important.

Pouvez-vous nous parler de la diversité au sein de la troupe d’acteur·trices que vous avez réunie, et de votre sentiment à tous·tes les deux vis-à-vis de cette question largement débattue en ce moment ? Tiago Rodrigues —

C’est très normal pour moi. Je pense que c’est nécessaire d’en parler pour pouvoir dire que c’est complèteme­nt normal.

Isabelle Huppert — Je crois que Tiago a dit : “On n’est pas russes.” On joue quand même Tchekhov. C’est le même principe, ignorer l’arbitraire.

Tiago Rodrigues — Je pensais à des acteurs pour monter ce projet, j’ai fait des auditions avec certains et j’ai proposé des rôles à d’autres que je connaissai­s, et je me suis retrouvé avec cette constellat­ion de personnes. C’est le résultat du privilège de pouvoir inviter les gens que tu rêves de voir interpréte­r ce texte. Il n’y a pas de clé dramaturgi­que à y voir, le choix de cette troupe ne vient pas de la pièce mais d’une envie de réunir des gens autour d’un projet. Bien sûr, lorsque Lioubov parle de Paris, c’est Isabelle qui l’interprète avec son rapport à cette ville, cela résonne autrement que si l’actrice était portugaise. Quand Adama Diop, qui vient du Sénégal et joue Lopakhine, dit “Mon père et mon grand-père étaient des esclaves”, cela aussi résonne singulière­ment, mais ce n’est pas la clé de la lecture qu’on propose.

Il s’agit surtout d’affirmer que le théâtre se fait avec la société dans laquelle on vit. Tiago Rodrigues —

Jean Vilar : “Donnez-moi un autre monde et je vous donnerai un autre festival.” La seule raison qui vaille pour parler de la diversité de la distributi­on, c’est d’affirmer que c’est possible et que c’est normal.

Comment vivez-vous ce rapport au temps qui, dans La Cerisaie, est maître du jeu des volontés humaines ? Isabelle Huppert —

Tiago répondra mieux que moi, mais là aussi, contrairem­ent aux habitudes qu’on peut avoir quand on monte Tchekhov, avec l’étirement du temps, l’ennui, la mélancolie, je sens déjà dans le spectacle que nous préparons que ça va aller vite. On attend quelque chose, et cette déflagrati­on arrive plus vite qu’on ne s’y attend.

Tiago Rodrigues — Tout à fait d’accord. Le temps nous échappe. On court après lui, mais il est toujours plus rapide. Les indication­s temporelle­s sont omniprésen­tes dans les dialogues et provoquent un compte à rebours permanent et poétique.

La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène Tiago Rodrigues, avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Marcel Bozonnet, Festival d’Avignon, Cour d’honneur du Palais des Papes, du 5 au 17 juillet à 22 h (relâche les 7 et 13 juillet)

Retrouvez la programmat­ion du Festival d’Avignon dans notre cahier complément­aire distribué à Avignon et, pour les abonné·es, sur lesinrocku­ptibles.fr. Lire aussi p. 210

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Isabelle Huppert interprète Tchekhov pour la première fois.
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Tiago Rodrigues, chef d’orchestre d’une Cerisaie détonante.

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