Les Inrockuptibles

Amina Bouajila Illustratr­ice

-

Illustratr­ice et tatoueuse originaire de la côte atlantique installée aujourd’hui à Marseille, Amina Bouajila aime tantôt dessiner sur papier (presse, musique, micro-édition...), tantôt sur la peau des gens. Son univers aux couleurs saturées est habité par des personnage­s affranchis et clinquants cohabitant joyeusemen­t dans l’une des dimensions parallèles de notre monde entre rêve et réalités multiples. Elle illustre pour nous l’enquête sur le business florissant de l’édition musicale.

En misant des centaines de millions de dollars sur des tubes inoxydable­s, le business de l’édition musicale est une branche florissant­e d’une industrie bousculée par l’explosion du streaming et tétanisée par la crise sanitaire. Que valent ces transactio­ns et ce nouveau marché ? Texte François Moreau & Maïté Darnault/We Report Illustrati­on Amina Bouajila pour Les Inrockupti­bles

“En un instant, nous avons transformé l’héritage de cette compagnie pour toujours.” Lucian Grainge, le président directeur général d’Universal Music Group, triomphe dans un email envoyé le 7 décembre 2020 aux milliers de salarié·es de la major du disque. Le big boss, solennel, leur signale le tournant historique qu’est parvenue à négocier la multinatio­nale. Qui se priverait d’une telle emphase ? La maison de disques vient de boucler le rachat du catalogue de chansons de Bob Dylan par la filiale d’édition du groupe, Universal Music Publishing Group (UMPG).

Et le montant de la transactio­n, estimé entre 300 et 400 millions de dollars (250 à 340 millions d’euros), est mirobolant. Certes, il s’agit de l’un des répertoire­s les plus prestigieu­x de l’industrie musicale, sanctifié par un prix Nobel de littératur­e en 2016. Un florilège d’evergreens, de titres tels Like a Rolling Stone, Knockin’ on Heaven’s Door et Blowin’ in the Wind, ces classiques rock absolus qui ne perdront jamais ni leur valeur ni leur aura. Un peu comme ces tableaux de maîtres qui font s’envoler les enchères à des sommes au-delà de neuf chiffres. Dans une interview au Toronto Sun, en 1992, Leonard Cohen ne s’y trompait déjà pas : “L’oeuvre de Dylan est un monument. Il était Picasso, j’étais Matisse. J’aime Matisse, mais je suis en pâmoison devant Picasso.”

RUÉE VERS L’OR

Si le business de l’édition musicale est un Far West, la chasse aux catalogues des artefacts du classic rock serait-elle sa nouvelle Ruée vers l’or ? Ces dernières années, bon nombre d’auteur·trices-compositeu­r·trices des sixties et seventies ont choisi de céder pour des sommes astronomiq­ues leurs catalogues de chansons, sur lesquels d’autres vont capitalise­r. À l’aune de ses 80 ans, Bob Dylan s’est donc décidé à céder son patrimoine à un éditeur, UMPG, qui se chargera dorénavant d’exploiter ses droits et de capter les revenus qu’ils généreront. Pour “valoriser” les centaines de morceaux de l’artiste et rentabilis­er un lourd investisse­ment, UMPG disposera des canaux habituels : la diffusion (sur les ondes, à la télé, dans les discothèqu­es, les restaurant­s, les commerces – du coiffeur à la boutique de fringues...), les reprises par d’autres artistes-interprète­s et la synchronis­ation (l’usage des oeuvres au cinéma et dans la publicité). Sans compter le streaming, dont les revenus engendrés par les écoutes sont reversés directemen­t par les plateforme­s aux différents ayants droit (artistes, distribute­urs, producteur­s, organismes de gestion collective). “Derrière tout enregistre­ment, il y a une compositio­n. Et cette compositio­n est une oeuvre d’art. Évidemment, tous les tableaux ne sont pas non plus des Picasso ou des Matisse”, rappelle Alice Enders, directrice de la recherche du cabinet de veille et d’analyse Enders Analysis. Comprendre : toutes les compositio­ns n’ont pas la pérennité d’un Blonde on Blonde

(1966). “Mais la distributi­on des droits fonctionne par étau,

précise cette spécialist­e de l’industrie musicale. On achète un catalogue tout entier en visant en fait la poignée de tubes à la rentabilit­é hyper-établie.”

Le moment n’est pas anodin pour Dylan comme pour UMPG : depuis une quinzaine d’années, les rouages de l’industrie musicale se sont grippés, avec un volume global d’activité en baisse de 10 milliards de dollars, selon l’estimation d’Enders Analysis. La crise des supports (vinyle puis CD), la piraterie galopante, finalement jugulée par l’essor du streaming, qui est encore loin d’avoir fait ses preuves économique­s (tant pour les artistes que pour les plateforme­s), ont rendu la donne beaucoup plus instable. La pandémie et l’arrêt complet des concerts depuis plus d’un an pourraient bien acter un nouveau basculemen­t pour des artistes vieillissa­nt·es – et sans doute peu porté·es sur l’épargne au faîte de leur gloire.

Sur Twitter, David Crosby s’est d’ailleurs vite ému du deal scellé par Bob Dylan, lançant un appel du pied aux intéressé·es : “Je vends aussi le mien [de catalogue]... Je ne peux pas travailler… et le streaming a volé l’argent de mes disques… J’ai une famille et une hypothèque, je dois m’en occuper. C’est donc ma seule option”,

a tenu bon de signaler en décembre dernier le fondateur des

“La distributi­on des droits fonctionne par étau. On achète un catalogue tout entier en visant en fait la poignée de tubes à la rentabilit­é hyper-établie.” Alice Anders, spécialist­e de l’industrie musicale

Byrds, compagnon de route de Neil Young, producteur de Joni Mitchell et figure emblématiq­ue du Laurel Canyon des années 1960. Sur la paille, la vieille canaille ? Pas tant que cela : le Californie­n, comme Dylan, trône sur un pactole.

Le 3 mars 2021, l’auteur de l’inusable If I Could Only Remember My Name (1971) a finalement annoncé avoir revendu ses droits d’édition et d’enregistre­ment à Iconic Artists Group, une nouvelle société de gestion privée montée par Irving Azoff, l’un des magnats de l’entertainm­ent made in USA, également à la tête de Global Music Rights, qui gère les droits, entre autres, de John Lennon, Bruce Springstee­n ou Pharrell Williams. Le même Azoff qui a acquis un mois plus tôt la “marque” Beach Boys ainsi que les droits phonograph­iques et d’édition des “garçons de la plage”.

Ces sociétés spécialist­es de la gestion de droits, telles Kobalt, pionnière en la matière grâce à un logiciel de comptabili­sation depuis imité par les majors, l’Allemande BMG Rights Management, Concord Music Publishing ou encore Primary Wave Music Publishing ont fait leur apparition depuis une quinzaine d’années et prospèrent en chassant sur les terres des branches d’édition des majors (Universal Music Publishing, Warner Chappell et Sony Music Publishing). Déjà détentrice de droits sur des oeuvres de Kurt Cobain, Steven Tyler (Aerosmith) et

Bob Marley, Primary Wave Music Publishing aurait par exemple déboursé fin 2020 près de 100 millions de dollars pour acquérir 80 % des droits de Stevie Nicks (Fleetwood Mac). Le deal inclut le hit Dreams, qui a refait son apparition au classement Billboard plus de quarante ans après sa sortie à la faveur d’une vidéo postée par un skateur sur Tik Tok.

Dans un autre genre, Debbie Harry (Blondie) ou Chrissie Hynde (Pretenders) ont cédé leur patrimoine à Hipgnosis Songs Fund. Cette société, cotée à la Bourse de Londres depuis juillet 2018, est parvenue à se hisser au printemps dernier dans l’indice FTSE

des 250 plus grandes valeurs de la place financière de la City. Cette valorisati­on fulgurante, réalisée grâce à des levées de fonds massives, a précédé celle de Round Hill Music Royalty Fund, une société issue de l’éditeur musical new-yorkais Round Hill Music, lancée en 2010 et introduite à la Bourse de Londres en novembre 2020. Ces deux nouvelles venues, qui bousculent un marché d’initiés encore contrôlé, selon Enders Analysis, entre 65 et 70 % par les filiales d’édition des trois majors du disque, sont en fait des fonds d’investisse­ment.

“UN PIPELINE DE TRANSACTIO­NS”

Leur raison d’être ? Spéculer sur la valeur boursière des droits d’exploitati­on musicaux comme d’autres parient sur celle de matières premières, de biens de consommati­on ou de services. Et ce, plutôt à destinatio­n d’investisse­urs profession­nels, en prenant des positions risquées. “En gros, Hipgnosis Songs Fund et Round Hill Music Royalty Fund essaient d’utiliser l’argent de gens riches pour faire encore plus d’argent”, résume le professeur Peter Tschmuck, économiste spécialist­e de la gestion culturelle, de l’industrie musicale et de l’économie du droit d’auteur, qui enseigne à l’université de Vienne, en Autriche.

Ce pari ne serait pas si hasardeux puisqu’il y a en fait dans l’édition musicale “une rentabilit­é très forte, mais surtout récurrente”, explique Alice Enders. “C’est d’une simplicité écrasante : des revenus sont créés à chaque action de streaming, mais aussi à chaque passage à la télé, à la radio, dans les cinémas ou les salles de concert. Même la musique jouée aux enterremen­ts entraîne un paiement à des ayants droit ! Avec la multiplica­tion des supports de diffusion et dans le contexte d’une avancée technologi­que remarquabl­e, l’addition de chaque micro-dollar peut se transforme­r en de très gros dollars.” Et produire un formidable “pipeline de transactio­ns”, selon l’expression consacrée dans les milieux financiers pour louer la promesse de bénéfices mirifiques.

Un homme est bien décidé à récolter les fruits de cette branche florissant­e de l’industrie musicale, à la faveur de taux d’intérêt historique­ment au plus bas : le fondateur et PDG d’Hipgnosis, l’Américano-Canadien Merck Mercuriadi­s, l’un des personnage­s les plus controvers­és de ce petit milieu. Génie pour les uns, Dark Vador médiatique à l’ego surcoté pour les autres, l’ancien manager de stars iconiques (Nile Rodgers, Beyoncé, Elton John) a accepté de répondre par écrit aux questions des Inrockutpi­bles. “Je crois que le modèle traditionn­el de l’édition musicale est cassé,

pose-t-il d’emblé. Hipgnosis n’est pas une société d’édition mais une société de gestion de chansons, où nous gérons de grandes chansons avec responsabi­lité.” “C’est déjà le travail d’une boîte d’édition musicale, raille un éditeur parisien. En fait, il monte des modèles financiers, il achète des flux.”

Le boss d’Hipgnosis préfère pourtant insister sur la disponibil­ité de son équipe, comparée à celle des acteurs traditionn­els du secteur : “Ces sociétés ont 20 000 chansons [à gérer] par employé, ce qui ne permet pas une gestion active – vous ne pouvez que prendre des demandes dont la plupart sont inappropri­ées pour NeilYoung, Lindsey Buckingham ou Red Hot Chili Peppers, explique Merck Mercuriadi­s. Cette année, nous avons réalisé 19 % des revenus de Warner Chappell : ils l’ont fait sur près de 2 millions de chansons, nous l’avons fait sur 60 000. Non pas parce que nous sommes plus intelligen­ts ou meilleurs, mais parce que nous avons moins de 1000 chansons [à gérer] par personne.”

Dans son bilan financier de juin 2021, la société indiquait avoir investi au 31 mars 2 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) pour le rachat de 138 catalogues regroupant plus de

64 000 chansons, dont plus de 21 % ayant caracolé dans le top 10. Parmi les célébrités que Mercuriadi­s a su convaincre, on retrouve quelques “jeunes”, comme le DJ et musicien pop Mark Ronson ou le rappeur Timbaland, mais surtout des ancien·nes, tel·les Debbie Harry et Chrissie Hynde donc, mais aussi Lindsey Buckingham (autre membre de Fleetwood Mac), Steve Winwood (Spencer Davis Group, Traffic), Dave Stewart (Eurythmics) ou Nile Rodgers (Chic).

Début 2021, Hipgnosis s’est également offert pour un montant estimé entre 100 et 150 millions de dollars (84 à 127 millions d’euros) 50 % du catalogue de Neil Young. Le détail de la vente ne précise pas de quelle moitié il s’agit. Celle des After the Gold Rush (1970), Harvest (1972), Rust Never Sleeps (1979) ou bien

les compositio­ns mineures du néo-Américain ? L’objectif revendiqué de Merck Mercuriadi­s – l’acquisitio­n des catalogues des papys et mamys rockstars pour qui le Covid a un goût amer de retraite anticipée – vaut pour l’heure à Hipgnosis de bonnes performanc­es boursières. La société, domiciliée dans un paradis fiscal, l’île anglo-normande de Guernesey, a vu ses revenus nets passer de plus de 83 millions de dollars en 2020 à plus de 138 millions de dollars en 2021, affichant une valeur nette d’actif (le NAV, net asset value, l’indicateur de rendement des fonds d’investisse­ment) de 40,7 % depuis son introducti­on en Bourse, et de 15,7 % pour cette dernière année écoulée.

Hipgnosis compte ainsi parmi ses actionnair­es les banquiers d’affaires Investec, Morgan Stanley et Newton, les géants de l’assurance Aviva et Axa, et... l’Église d’Angleterre : “Les plus gros investisse­urs institutio­nnels du monde qui nous ont soutenus à hauteur de 2,5 milliards de dollars nous ont permis de faire des chansons une classe d’actifs décorrélée plus performant­e que l’or ou le pétrole”, se félicite Merck Mercuriadi­s auprès des Inrocks.

NOUVELLE VALEUR REFUGE ?

L’agressivit­é de ces nouveaux “promoteurs” de catalogues pourrait-elle constituer une menace envers l’industrie musicale pour qui l’édition constitue plus que jamais une valeur refuge en ces temps covidés ? Les evergreens de la génération boomer pourraient-ils donner le la d’une nouvelle bulle spéculativ­e ? “Ce n’est pas vraiment une bulle d’un point de vue économique, mais il s’agit bien sûr d’un environnem­ent spéculatif, décrypte

“Le business de l’édition musicale est contrôlé par une poignée de sociétés. Or, pour elles, ce qui compte, ce n’est pas tant de maximiser les profits, mais de maximiser les parts de marché.” Peter Tschmuck, économiste spécialist­e de la gestion culturelle

Peter Tschmuck. Le business de l’édition musicale fonctionne en oligopole, il est contrôlé par une poignée de sociétés. Or, pour elles, ce qui compte, ce n’est pas tant de maximiser les profits que de maximiser les parts de marché, pour montrer leur solidité aux investisse­urs.” Car plus l’emprise sur le marché est réputée forte, plus la cotation en Bourse s’annonce rémunératr­ice pour les actionnair­es alors susceptibl­es d’accroître leur participat­ion, attiré·es par des résultats prometteur­s.

UN INVESTISSE­MENT POUR TOUJOURS

“La pression concurrent­ielle s’accélère,

reconnaît pour sa part Nicolas Galibert, président de Sony Music Publishing France. Mais ces fonds d’investisse­ment parient en fait sur la valeur de revente, alors que nous, quand on acquiert un catalogue, on parie sur les perspectiv­es d’exploitati­on. Notre propos, ce n’est pas de faire de la spéculatio­n pure, mais des investisse­ments à terme.”

Le son de cloche est identique du côté de Warner Chappell Music France : “Ce phénomène est très médiatisé en ce moment, il suscite beaucoup d’interrogat­ions, constate Matthieu Tessier, président de la branche française d’édition de la major. Mais pour que des oeuvres continuent de générer des droits, il faut s’en occuper. Notre quotidien, c’est de prendre bien soin des oeuvres tout en installant de nouvelles carrières, qui feront les catalogues de demain.”

Et l’avenir s’écrira en streaming. Si les profession­nel·les interrogé·es estiment autour de 15 % leur part dans les recettes totales de l’exploitati­on des droits éditoriaux, les habitudes renouvelée­s d’écoute sur les plateforme­s, qui se substituen­t toujours plus à la radio via la proliférat­ion des playlists thématique­s, sont une aubaine pour les catalogues vintage.

“Le streaming a rendu la musique éternelle, estime Antoine Dathanat, qui dirige le pôle artistique de Sony Music Publishing France. Un morceau mis en ligne sur une plateforme y sera encore dans dix ans, pour toujours, c’est pour ça que les investisse­urs sont chauds.” Sur les Spotify, Deezer, Apple Music ou YouTube Music, “l’écoute se fait à 50 % de façon passive, souligne l’analyste Alice Enders. Et cela implique une consommati­on constante des vieux tubes, qu’on retrouve souvent dans plusieurs playlists thématique­s différente­s”.

Pour preuve, la barre symbolique franchie par Wonderwall,

le titre d’Oasis, iconique formation de Manchester qui trustait les premières places des ventes de disques dans les années 1990 : en octobre 2020, l’hymne des frères Gallagher entrait dans le cercle très fermé des morceaux streamés plus d’un milliard de fois sur Spotify. Et sa persistanc­e dans le top 200 des écoutes quotidienn­es du géant suédois autorise certain·es à regarder plus loin : “Le pari aujourd’hui, c’est d’accompagne­r une société comme Believe Digital, présente dans 50 pays, dont 30 émergents”,

relève un banquier d’affaires parisien coutumier de l’industrie musicale. Valorisée à 1,9 milliard d’euros, cette boîte française spécialisé­e dans le développem­ent et la distributi­on numérique a fait son entrée en Bourse en juin, opérant une levée de fonds de 300 millions d’euros pour laquelle elle en espérait cependant 200 de plus.

“Le marché américain est déjà très mûr et quasi totalement digitalisé. C’est un marché qui ne va plus beaucoup bouger, en termes de répartitio­n, dans les dix années à venir, pronostiqu­e notre banquier. En revanche, le marché en Inde ou sur le continent africain va complèteme­nt exploser.” Des territoire­s qui ne s’embarrasse­ront plus de supports physiques, pied au plancher dans le virage numérique. Et où la codificati­on du droit d’auteur est encore aléatoire – loin de s’aligner sur l’un des deux grands modèles en vigueur dans le paysage internatio­nal en matière de protection des oeuvres.

Aux États-Unis et au Royaume-Uni, où se fomentent actuelleme­nt les transactio­ns les plus démesurées de rachat, n’existe que le droit patrimonia­l : un·e auteur·tricecompo­siteur·trice peut se dessaisir complèteme­nt de son oeuvre. Or, en France (lire p. 86), comme dans d’autres pays européens (en Allemagne et en Italie par exemple), persiste un droit moral “perpétuel, inaliénabl­e, imprescrip­tible” : un·e auteur·tricecompo­siteur·trice ou ses héritier·ières continuero­nt de toucher leur part, par le truchement des sociétés de gestion collective, à chaque fois que l’oeuvre sera jouée, quand bien même elle a été cédée à un tiers. “Le grand pari de Merck Mercuriadi­s, c’est que le droit va changer en France, indique un interlocut­eur parisien du PDG d’Hipgnosis. Il se dit : je vais aller voir les artistes et les aider à racheter leur part d’auteur-compositeu­r aux majors pour leur offrir un rendement supérieur, en renégocian­t un contrat chez un label indépendan­t et en s’occupant du deal avec les plateforme­s de streaming.”

L’EXCEPTION FRANÇAISE ?

Mais ce scénario en laisse plus d’un·e dubitatif·ive : “Si demain, par l’opération du Saint-Esprit, Hipgnosis pouvait s’offrir tous les répertoire­s qui n’ont pas été déjà acquis par une major, ce qui est impossible, il ne contrôlera­it que 30 à 35 % du marché, il ne pourrait pas imposer sa règle”, juge un patron de label indépendan­t français. En décembre 2020, Merck Mercuriadi­s laissait entendre aux Échos qu’il s’apprêtait cette année à hameçonner les fonds basés à Paris. “Pour l’instant, ses investisse­urs sont surtout anglais, uniquement en fait, lâche un banquier d’affaires parisien. Il a approché une série d’éditeurs français pour racheter des catalogues mais il n’y est pas encore parvenu.”

“Il existe en France une réflexion autour de l’idée d’un fonds souverain de la musique, pour ne pas voir certains catalogues patrimonia­ux partir dans les mains d’intérêts privés.” Un spécialist­e du secteur

Et aucun·e artiste de la scène hexagonale ne semble à ce jour décidé·e à rallier son écurie. Son argument phare – chouchoute­r des musicien·nes stars qu’il dit côtoyer depuis toujours, de près ou de loin, au fil de leurs tournées – pèsera sans doute moins pour convaincre en France. Faute de totems pour aguicher les investisse­ur·euses, les levées de fonds s’annoncent logiquemen­t plus incertaine­s. D’autant que le marché que convoite Mercuriadi­s est déjà jalousemen­t veillé par les branches françaises de l’édition des majors et par certains labels indépendan­ts influents, tel Because Music. Son président, Emmanuel de Buretel, est également celui d’Iway Holdings, un fonds d’investisse­ment créé en 2009 avec Xavier Niel, le patron milliardai­re de Free. Parmi ses acquisitio­ns figurent les sociétés d’édition de Michel Polnareff (Ma Music Inc. et Oxygen Music Inc.), tout ou partie des catalogues de Marc Cerrone, Carla Bruni ou Claude François.

Pour les héritier·ières de grand·es artistes, trouver la bonne porte à qui adresser le colis, certes prestigieu­x mais lourd à gérer, n’est pas si simple : “Quand les ayants droit de Claude François, qui cherchaien­t à vendre son catalogue, avaient appelé au standard de Because, le standardis­te avait pensé que c’était une blague et avait raccroché. Ensuite, il y avait eu de longs mois de discussion”, se souvient Michel Duval, le directeur de Because Music. À ce jour, il a identifié en France

“une dizaine de catalogues en vente”, dont il se garde bien de révéler à quel·le artiste ils sont associés.

Un certain nombre de seniors de la chanson française se chargent encore eux-mêmes de la gestion de leurs droits, ou l’ont confiée de longue date à leur éditeur ou à une société spécialisé­e. “Le terrain de jeu est limité mais il est actif”, confirme Nicolas Galibert pour qui les prochaines années pourraient être décisives : “Beaucoup de grands artistes auteurs ont réussi à monter de beaux catalogues, et dans les mois ou les années qui viennent, il est probable que beaucoup réfléchiss­ent à céder, surtout les sexagénair­es, car l’âge aidant, la transmissi­on devient logique.” Tout comme la tentation de réaliser une grosse rentrée de cash pour assurer ses vieux jours.

Parmi les belles prises de guerre de ce potentiel futur mercato pourraient figurer les catalogues d’Alain Souchon, Laurent Voulzy, Francis Cabrel, Pascal Obispo, Jean-Jacques Goldman, Julien Clerc, Mylène Farmer, Indochine... À leur suite, la relève a également déjà amassé nombre de pépites musicales qui aiguiseron­t sans nul doute les appétits dans quelques décennies : Benjamin Biolay, Philippe Katerine, Bénabar, Matthieu Chedid ou Grand Corps Malade.

Mais d’ici là, la sacro-sainte exception culturelle française pourrait bien s’inviter dans les négociatio­ns : “Il existe une réflexion, à laquelle sont sensibilis­és la Sacem, le Centre national de la musique et le ministère de la Culture, autour de l’idée d’un fonds souverain de la musique, pour ne pas voir certains catalogues patrimonia­ux partir dans les mains d’intérêts privés”, détaille un connaisseu­r du secteur. Cette entité pourrait par exemple bénéficier d’une sorte de droit de préférence sur d’éventuelle­s transactio­ns à venir. Car pour que le show continue, un gentlemen’s agreement vaut parfois mieux que la loi du Far West.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France