DANSER SUR DES BRAISES
À Tbilissi, la jeunesse s’invente des espaces de liberté, en dépit d’atteintes répétées aux droits des LGBTQ+ et d’une répression du clubbing au prétexte de la crise sanitaire. Récit de deux semaines de musique et de fêtes au coeur de la capitale géorgienne. Texte Marc-Aurèle Baly Photo Anaïs Ramos pour Les Inrockuptibles
e soleil vient de se coucher en ce début de soirée estivale étouffante à Tbilissi, rafraîchissant les esprits. Au fond d’une piscine abandonnée, dans un quartier excentré de la capitale géorgienne, un groupe de musique s’active et déroule son concert bordélique, quelque part entre Atari Teenage Riot, une version masculine du groupe russe IC3PEAK et l’idée que l’on se fait d’un groupe postsoviétique lorsqu’on ne vient pas d’un pays du Caucase. Hypeman encagoulé, refrains rock-rap chantés en anglais qui intiment à leur auditoire de prendre de la kétamine et d’aller se faire foutre : la performance qui se déroule sous nos yeux (live, DJ-set, impro totale ?) déroute. Le public, looké de la tête aux pieds (entre baggies 90’s et mulets péroxydés), est composé de jeunes gens qui ne tiennent pas en place, semblant hésiter entre l’agitation pure et le déhanché savamment étudié, si bien qu’on ne sait pas trop nous-mêmes sur quel pied danser. Vromj, rappeur de
21 ans à l’oeil malicieux, se dirige vers nous : “Il y a plein de soirées comme ça ici. C’est la cinquième fois que je joue là. Si on ne sentait pas une connexion très forte entre les gens ici, on ne ferait pas ce qu’on fait. Sans vouloir se la raconter, comparé à n’importe quel pays alentour, ce qui se passe en Géorgie est assez unique.”
De prime abord, l’oeil occidental jetlagué (donc forcément un peu naïf, et donc forcément un peu surplombant) peut observer ce tableau revigorant et facilement en arriver à penser que le pays a fait du chemin depuis qu’il a réussi à s’extirper de l’ornière de l’URSS, des nombreuses guerres civiles et autres tourments économiques survenus lors
des dernières décennies – après tout, le dernier conflit majeur du pays ne date “que” de 2008, année où éclata une guerre surprise de cinq jours entre la Géorgie et la Russie, qui aboutit à la victoire de cette dernière ainsi qu’à la séparation définitive des régions d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, situées en territoire géorgien. Il ne faut pas nécessairement croire que les jeunes Géorgien·nes qui nocent ne sont pas au fait de ces considérations géopolitiques. Seulement, ce qui frappe, c’est un mélange de résignation face à l’absence d’offre politique et d’une certaine détermination dans le fait de vivre comme bon leur semble. Vromj déroule : “Tout le monde s’en fout de la politique en Géorgie, au sens où on l’entend d’ordinaire. Le gouvernement n’en a rien à foutre de nous et de la
culture en général, et il est absolument impensable d’espérer un jour vivre de notre musique. Ce qui ne nous empêche pas d’en faire tous les jours, au contraire !”
Le gouvernement en question est celui d’Irakli Garibachvili, cadre du parti Rêve géorgien, coalition formée en 2012 sur les cendres de la présidence de Mikheil Saakachvili, qui s’est illustrée notamment par son autoritarisme judiciaire, une politique de tolérance zéro concernant les drogues (à titre d’exemple, quiconque interpellé en possession de MDMA peut risquer de huit à vingt ans de prison), un libéralisme économique effréné, ainsi que des liens troubles avec l’Église orthodoxe géorgienne, laquelle continue d’avoir un poids culturel et religieux considérable sur toute une frange traditionaliste de la population. Si le parti du Premier ministre actuel se veut plus ouvertement progressiste et ouvert sur l’Occident que son prédécesseur, cela n’empêche pas diverses associations des droits de l’homme de l’accuser régulièrement d’atteintes à la liberté de la presse, aux droits des populations LGBTQ+, ou encore d’encourager les exactions de groupuscules violents d’extrême droite.
LE FEU AUX POUDRES
Pour comprendre où se place dans ce bourbier politique la jeunesse géorgienne qui ne demande qu’à pratiquer la fête libre, il faut revenir quelques années en arrière. Le 12 mai 2018, sous couvert d’une obscure opération antidrogue, les forces spéciales de police font irruption dans les clubs Bassiani et Cafe Gallery. Armées de fusils automatiques, elles plaquent contre le mur et braquent des clubbeur·euses sidéré·es. Situé dans une ancienne piscine désaffectée (encore une) sous l’immense stade Boris-Paichadze, le Bassiani est alors le club le plus prisé de Tbilissi. Considéré comme le Berghain (le club berlinois) du Caucase par ceux et celles qui veulent faire de la ville un produit d’appel pour jeunes Occidentaux et Occidentales qui pensent s’encanailler via des vols à prix modique (hors période estivale bien entendu), le club est surtout un havre de liberté où peuvent s’émanciper les identités invisibilisées.
Le lendemain de la descente de police, la réponse ne se fait pas attendre. Des camions entiers de jeunes gens en colère se jettent en masse devant le Parlement afin d’improviser une rave de tous les diables qui durera vingt-quatre heures. Soit juste le temps qu’une contre-offensive éclate et que des groupes extrémistes se forment, essayant de couper la musique et de disperser la foule dans la confusion la plus totale. C’est trop tard, la mèche est allumée : partout dans le monde, des publications techno spécialisées aux DJ les plus en vue sur le circuit (tel·les les inusables Ben Klock ou Nina Kraviz), tout le monde apporte son soutien au Bassiani, façon On n’arrête pas un peuple qui danse en à peine moins démago. Tout le monde, sauf les groupuscules néoconservateurs et d’extrême droite qui gagnent du terrain tandis qu’une frange de la jeunesse progressiste continue, quant à elle, de s’occidentaliser.
Leopold se souvient de ce rassemblement. Ce jeune journaliste politique (qui se trouve par ailleurs être clubbeur invétéré et homosexuel) balaie assez vite d’un revers de la main l’idée de considérer ce moment comme événement matriciel de l’éveil d’une conscience politique et d’un changement notable dans l’opinion publique : “À vrai dire, en tant que membre
de la communauté LGBTQ+ et journaliste, je me sens encore moins en sécurité qu’avant.” Pour illustrer ses propos, il évoque ce jour où il dut se retenir de prendre dans ses bras son petit ami qui quittait le pays, les gestes d’affection entre personnes du même sexe n’étant pas exactement encouragés en public. D’ailleurs, trois ans après les événements du Bassiani, en marge de la Marche des fiertés prévue à Tbilissi le 5 juillet 2021, le cameraman Alexandre Lachkarava est passé à tabac par des militants d’extrême droite. Il décédera de ses blessures quelques jours plus tard. L’ensemble des journaux décide alors de cesser toute publication pendant trois jours, posant de nouveau la question de la liberté de la presse ainsi que de la sécurité des populations LGBTQ+ dans le pays. Certains avancent même que le rôle du gouvernement est, dans cette affaire, a minima troublant, le Premier ministre ayant déclaré ouvertement son opposition à la tenue de ces manifestations. Lorsqu’on demande à Leopold qui, selon lui, pilote ces exactions, sa réponse est instantanée : “La Russie. De toute façon, certains ne s’en cachent même pas. Même l’Église est pro-russe, tout le monde le sait. Ce qui m’inquiète, c’est que les générations plus âgées sont victimes de campagnes de désinformation de la part de l’Église orthodoxe, qui joue un rôle énorme dans la division du pays.” Rappelons que la Géorgie, qui aspire à entrer dans l’Union européenne, n’a décriminalisé l’homosexualité qu’en 2000.
Mais l’autre problème majeur de ces longs derniers mois, c’est bien évidemment la pandémie de Covid-19. Selon Leopold, la gestion catastrophique de la crise est largement imputable au gouvernement en place, qui enchaîne les manoeuvres populistes afin de se faire réélire : “L’Église attise la peur des gens en sous-entendant que le vaccin n’est pas nécessaire. Par incompétence ou tout simplement parce qu’il compte surfer
“Par incompétence ou parce qu’il compte surfer sur la défiance des gens, le gouvernement ne communique pas efficacement sur la nécessité du vaccin et les doses peinent à être livrées.” Leopold, journaliste indépendant
sur la défiance des gens, le gouvernement ne communique pas efficacement sur la nécessité du vaccin et les doses peinent à être livrées. On en vient facilement à la conclusion qu’il ne se soucie pas des questions de santé publique, et plus globalement de son propre peuple. Ce qui est, excuse-moi du terme, assez fucked-up.”
Résultat des courses, les clubs historiques de la ville tels les Bassiani, Khidi, Cafe Gallery ou Success Bar (le seul club gay de la ville) sont fermés au public pour une durée indéterminée. Seuls certains lieux qui bénéficient d’espaces en plein air sont ouverts, mais doivent tout de même baisser le rideau à minuit, à l’image du Left Bank.
“20 % DE MON PAYS EST ENVAHI PAR LA RUSSIE”
On retrouve Leopold dans ce club qui vient d’ouvrir et est à l’heure actuelle l’une des rares enclaves où faire la fête à visage découvert reste envisageable. Mais si les danseurs et danseuses fument dans la partie couverte du club sans se faire rabrouer, un mec de la sécurité rapplique illico lorsque nous vient l’idée saugrenue de prendre des photos. Il faut dire que les dispositifs de sécurité sont parfaitement huilés, afin de pouvoir assurer un degré de liberté pour toutes les minorités : à l’entrée (gratuite) du club, une caméra-physio de surveillance vient nous reluquer pour voir si l’on est présentable – “Ce n’est pas juste pour voir si tu es bien fringué, nous rassure Leopold. C’est pour savoir si tu es susceptible de foutre la merde ou non.”
La notion de safe space est ici à prendre au pied de la lettre, en tout cas bien différemment de ce que l’on peut connaître en Europe occidentale. Les fondateur·trices du lieu (qui souhaitent rester anonymes) nous racontent : “Sa création fut un processus vital pour les gens impliqués. Nous voyons ce lieu comme bien plus qu’un club. C’est un espace social, un lieu communautaire avec des tas de points de passage.” Ce qui pourrait passer pour une lapalissade, ou un exercice de communication bien rodé chez d’autres, prend tout son sens lorsqu’on voit que certains·es ne peuvent même pas prendre un taxi avec les ongles vernis ou afficher leurs opinions politiques dissidentes avec leur famille. Mais même si des lieux comme le Left Bank apparaissent comme des bouffées d’oxygène, la tension politique y est toujours palpable. Dans nombre d’endroits et de toilettes de lieux que l’on visitera, à la place des habituels numéros de téléphone et autres blagues de comptoir, trône souvent le même constat : “20 % de mon pays est envahi par la Russie.”
Ce “soir”, les festivités ont commencé dès 17 h, la faute aux restrictions gouvernementales qui empêchent les organisateur·trices de soirée de pousser le bouchon un peu trop loin. La fête déborde pourtant légèrement des horaires autorisés, et on ne se rendra pas compte de l’heure à laquelle la teuf aura cessé. Seul souvenir brumeux enrobé des vapeurs de chacha (liqueur locale à base de marc de raisin) : le DJ français Low Bat, qui officiait ce soir-là en tête d’affiche, aura dû être embarqué dans un taxi par son acolyte allemand Felix après avoir eu la judicieuse idée de s’endormir en plein milieu du dancefloor à la fin de son set.
C’est la première fois que le Français vient à Tbilissi, mais il n’est pas pour autant totalement novice : il s’occupe du tiers de la programmation de Mutant Radio, une radio alternative basée à Tbilissi, qu’il dirige à distance depuis sa piaule de Valenciennes. Après des expériences passées à Berlin et dans l’Est de la France, ce qui le frappe ici, c’est la générosité de ses interlocuteurs et interlocutrices : “J’avais une relation de travail qui s’est transformée en relation d’amitié. Les gens ont la main sur le coeur, ça reconnecte avec le côté enfantin de la fabrication musicale. Quand je booke des gens sur Mutant, ils peuvent ne jamais avoir joué auparavant. Ça donne quelque chose de très spontané.”
LIBRE ANTENNE
Si son set au Left Bank est plutôt axé “danse en réunion pour popotins remuants”, celui qu’il a donné la veille sous le titre de Yellow Light of Death (du nom du microfestival qu’il a coorganisé cet été en France) à Mutant Radio se situe plutôt du côté des eaux tortueuses du rock et de la “Chialerie” – c’est ainsi qu’il nomme lui-même son émission. Ce qui frappe d’emblée sur Mutant Radio, c’est l’ouverture d’esprit et la générosité de sa programmation, particulièrement aventureuse. On peut en effet y écouter un set de musique ambient, de folk locale ou encore de drum’n’bass qui tabasse, suivi de longues plages hypnotiques ou de field recording. Les deux fondatrices de la radio, Tata et Nina, expliquent cette versatilité par un concours de circonstances.
“Au début, nous voulions surtout programmer des artistes locaux, que personne n’entendait ailleurs, et qui méritaient selon nous d’être plus visibles. On s’est également rendu compte que la Géorgie était connue principalement pour sa scène club, et que cette dernière prenait le pas sur le reste. On voulait y remédier, mais maintenant, ça nous arrive aussi de passer des choses plus axées sur la dance music. On ne se limite à rien : ce qui compte, c’est d’avoir créé une communauté, et que les artistes et le public partagent nos valeurs. Le plus important, c’est d’être surpris.”
Jusqu’à donner leur chance à de parfait·es inconnu·es, voire à des personnes qui n’avaient jamais tâté des platines avant. Avec pour résultat une impulsion de tous les instants, un élan et une vitalité que l’on voit rarement ailleurs.
Mais la force de frappe de Mutant n’est pas seulement sa versatilité, qui lui permet d’être au carrefour de plusieurs affects esthétiques – Nina était DJ résidente au Bassiani lorsque le club était encore actif. Située au bord du fleuve Mtkvari, dans la cour d’une ancienne usine désaffectée (encore un dénominateur commun des lieux de création à Tbilissi), la station de radio prend ses quartiers dans une caravane (que ses usager·ères appellent d’ailleurs “le Wagon”), devant laquelle se trouve un bar qui réunit artistes, DJ, compagnons et compagnes de route et esprits animés des mêmes conceptions de la fête, de la musique et de la culture en général. On y croisera notamment Varesh, qui a un show mensuel sur la radio et qui occupe le Sonic Arts Laboratory, lieu de création et de recherche musicale situé dans le centre-ville, Naja Orashvili, cofondatrice du Bassiani, ainsi que des membres de Budka, espace hybride à mi-chemin entre le lieu de vie, de fête, d’exposition, de concert et de réflexion situé lui aussi plus au centre de Tbilissi. On y retrouve aussi Luka, modèle et drag à ses heures, qui nous invitera à une rave lors de notre dernier week-end.
LA TEUF, LA TEUF, LA TEUF Quelques jours plus tard, près du parc aquatique Gino Paradise et du lac de Tbilissi, la soirée ATOM invite notamment le label berlinois aufnahme + wiedergabe. Malgré les longues minutes de marche pour s’y rendre (et le premier taxi du séjour qui aura réussi
“L’important c’est d’avoir créé une communauté, et que les artistes et le public partagent nos valeurs.” Tata et Nina, cofondatrices de Mutant Radio