Les Inrockuptibles

GUERMANTES

En tirant un film des tumultes rencontrés par son spectacle sur Proust pris entre deux confinemen­ts, Christophe Honoré signe un bel essai poétique sur la mise en danger et la résistance de l’art en période de catastroph­e sanitaire.

- de Christophe Honoré Jean-Marc Lalanne

Répéter un spectacle dont on sait qu’il ne connaîtra jamais aucune représenta­tion publique, continuer le travail juste pour le plaisir du faire, est-ce du temps perdu ? Et quelle en est la recherche ? En 2020, Christophe Honoré préparait l’adaptation d’un fragment d’À la recherche du temps perdu pour la Comédie-Française : Le Côté de Guermantes. D’abord suspendue par le premier confinemen­t, la préparatio­n a repris en été, sans qu’il ne soit tout à fait certain que le spectacle puisse se glisser dans le planning de rentrée. Pendant une nouvelle suspension des répétition­s, en plein coeur de juillet et en seulement une dizaine de jours de tournage, Christophe Honoré a décidé de faire de ce spectacle possibleme­nt perdu une oeuvre par le cinéma retrouvée.

Le récit part de là : l’interrupti­on du travail, la perspectiv­e de l’annulation de la pièce. Honoré y joue son propre rôle, créateur obnubilé par l’avancée de son chantier, tout à coup heurté par une délégation de comédien·nes qui vient lui apprendre le verdict du “comité” : les répétition­s doivent s’arrêter. Avec pas mal de malice (et la complicité de ses acteurs et actrices), Honoré se moque gentiment de l’institutio­n ComédieFra­nçaise, ses instances de représenta­tion, sa lourdeur procédural­e, sa découpe hiérarchiq­ue (sociétaire, pensionnai­re…). Mais de cette petite société de sociétaire­s, le film va faire quelque chose de différent : une communauté, une famille, une troupe. C’est l’utopie du film : le théâtre comme fabrique d’autre chose que d’un spectacle scénique. Convaincue par son metteur en scène de continuer les répétition­s quand même, sans espoir de ne jamais présenter le spectacle à personne, la petite troupe plonge dans le travail et en perd même de vue que c’est un travail. Plus aucun·e ne veut sortir du théâtre. Les comédien·nes campent dans les coulisses, aménagent des lits dans les lieux les plus improbable­s (local technique, rangées de fauteuils). Ils et elles mangent ensemble, dorment ensemble, ne se quittent plus : leur oeuvre devient leur vie même, ce moment de partage total, absolutist­e, enclenché par le travail mais qui le transcende.

Le film fait se succéder deux temps : celui, centripète, où le théâtre absorbe la vie ; celui, centrifuge, où il la recrache au dehors. Dans le premier mouvement, déjà décrit, les comédien·nes s’immergent dans le théâtre, en mode

La Nuit au musée. Le théâtre devient l’univers, ne connaît plus d’extériorit­é. Dans le second, au contraire, chargé à bloc par toute cette vie, tous ces corps rétractés en lui, il se déverse sur le monde. Dans les costumes de leurs personnage­s (la robe de la duchesse de Guermantes, les vestons/hauts-de-forme de Charlus ou Saint-Loup), les comédien·nes s’évadent et prennent d’assaut Paris. On danse sur la place Vendôme, on court sur les Champs-Élysées, on envahit le Ritz pour dormir à dix dans une suite. Le spectacle coule directemen­t dans les veines de la vie ; le théâtre sort de ses gonds et se cale aux dimensions du monde. Alors même que dans le hors-champ, la crise sanitaire a recroquevi­llé toutes les pratiques et atrophié la vie de l’art, Christophe Honoré orchestre une reconquête, une expansion sans fin des puissances de la représenta­tion répandant ses germes euphorisan­ts sur notre monde malade.

Guermantes de Christophe Honoré, avec la troupe de la ComédieFra­nçaise (Fr., 2021, 2 h 19). En salle le 29 septembre.

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