Les Inrockuptibles

MAL – EMBRIAGUEZ DIVINA de Marlene Monteiro Freitas

Un somptueux carnaval des sens qui, comme souvent dans l’oeuvre de la chorégraph­e capverdien­ne, force l’admiration.

- Philippe Noisette

Au sortir de Mal – Embriaguez Divina, présenté à la Biennale de danse de Lyon en juin dernier, on ne sait plus trop ce qui a pu nous arriver 1 h 45 durant. Marlene Monteiro Freitas parle de procédé semblable au rêve pour évoquer son spectacle. Sauf qu’ici, il vire parfois au cauchemar, pour notre plus grand bonheur. Il faut entrer par effraction dans cet opéra des corps, passer les filets tendus – un match de volley se joue en arrièrepla­n –, narguer ce colonel d’opérette fusil à la main pour, enfin, prendre place aux gradins d’un tribunal factice. Le procès du mal commence, et le verdict ne sera jamais prononcé.

Mais la chorégraph­e aura eu le temps d’esquisser quelques-uns des plus beaux tableaux de cette année déconfinée

– et au-delà. À partir de simples feuilles de papier blanc, elle crée des architectu­res miniatures manipulées à vue. Avant de tout renverser d’un revers de main. Une procession s’organise autour d’un cercueil de carton et les éploré·es sur scène deviennent des fantômes magnifique­s. Comme souvent, l’artiste capverdien­ne soigne les apparences – ici longue robe de velours, gants violets, détail de maquillage vert. La polychromi­e ainsi affichée va puiser matière à réflexion dans une histoire de l’art non officielle.

Il y a ensuite la gestuelle millimétré­e d’une troupe au diapason. Têtes grimaçante­s, pas comptés, sauts comiques. Le slapstick n’est pas si loin. Mais il y a autre chose encore dans Mal – Embriaguez Divina : une réflexion sur les représenta­tions du mal et les correspond­ances contempora­ines. “Il n’est pas de morale possible à vouloir ignorer les vertus du mal”,

écrivait Bataille. Qui juge qui, dès lors ? À l’heure où les procès débouchent sur des condamnati­ons sans suite, Marlene Monteiro Freitas dégaine son grotesque merveilleu­x pour donner à réfléchir

– ou sourire, c’est selon. Jusqu’à ce formidable numéro, un vertigineu­x concert d’applaudiss­ements sur le finale du Lac des cygnes. La violence de cette dénonciati­on du bon goût revendiqué est à la hauteur de l’engagement des interprète­s réuni·es. Des fidèles comme Betty Tchomanga ou Andreas Merk, des nouveaux et nouvelles comme Samouil Stoyanov, transfuge du Kammerspie­le de Munich, ou l’étonnante Mariana Tembe. Tous et toutes jouent une partition sur le fil de l’absurde avec une autorité désarmante. Cet opus leur doit beaucoup.

De pièce en pièce, Monteiro Freitas brode une oeuvre unique. Motifs retrouvés, fuite en avant, inventions permanente­s, chaque création se nourrit d’un vécu fantasmé. Mal – Embriaguez

Divina, dotée d’une bande-son entêtante, agit comme un bain photograph­ique, transforma­nt ses propres images en constructi­on mentale délirante. On imagine sans mal le bouillonne­ment intellectu­el d’une Marlene Monteiro Freitas aux prises avec une société du spectacle qui ne dit pas son nom.

Mal – Embriaguez Divina est, à sa manière, en ordre de bataille.

Mal – Embriaguez Divina de Marlene Monteiro Freitas, avec Andreas Merk, Betty Tchomanga, Francisco Rolo, Mariana Tembe, Majd

Feddah... Du 3 au 6 novembre, Centre Pompidou, Paris, du 10 au 13 novembre, Nouveau Théâtre de Montreuil, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

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