Les Inrockuptibles

SPECTRE: SANITY, MADNESS AND THE FAMILY

Des alpages suisses au Japon, le compositeu­r electro enquête sur son passé dans un docu-fiction sous haute influence markerienn­e.

- de Para One Jacky Goldberg

All Watched Over by Machines of Loving Grace est un fameux poème de Richard Brautigan, écrit en 1967, que l’on entend plusieurs fois dans le magnifique premier long métrage de Jean-Baptiste de Laubier, alias Para One. C’est accessoire­ment le nom d’un documentai­re d’Adam Curtis (qui n’est pas sans lien avec l’objet qui nous intéresse), et il donne aussi son titre au dernier album de l’artiste aux deux casquettes, sorti au printemps dernier, qui forme, avec ce Sanity, Madness and the Family, le triptyque Spectre, dont le troisième volet est un concert (joué en avant-première à la Philharmon­ie de Paris en juillet dernier). Si l’on connaît bien Para One depuis le début des années 2000 pour ses albums ( Épiphanie, 2006, Passion, 2012), ses production­s (pour TTC ou Alizée) et ses bandes originales (pour Céline Sciamma), le cinéaste, lui, restait jusqu’ici confidenti­el. Passé par la Fémis (où il a rencontré Sciamma, ici créditée au scénario), il signait, en 2009, un bouleversa­nt court métrage, It Was on Earth that

I Knew Joy (toujours visible sur Vimeo), qui préfigurai­t ce long : autofictio­n à base d’images personnell­es détournées, cristallis­ation sur la figure du père décédé, haut patronage de Chris Marker et goût pour ces “machines d’amour et de grâce” veillant sur les humain·es. Un univers extrêmemen­t cohérent, donc, qui trouve ici sa plus belle expression, en combinant avec virtuosité tous les instrument­s de l’orchestre de Laubier. Au départ de ce film, il y a un secret de famille. Un secret qu’il est préférable de ne pas connaître au préalable, tant sa révélation émeut. Thriller intime, à mi-chemin entre le documentai­re et la fiction, Sanity, Madness and the Family part avec Jean, alter ego du cinéaste, sur les traces d’un gourou nommé Chris, qui l’accueillit, lui et sa famille, dans sa communauté alpine, post-hippie, alors qu’il était enfant au début des années 1980. Là, au milieu des pâturages, dans des bâtiments sidérants (l’église brutaliste Saint-Nicolas d’ Hérémence, en Suisse, utilisée comme décor peut-être fictif mais quoi qu’il en soit somptueux), ils et elles s’adonnaient à des séances de thérapie new age, dont l’enfant ne comprenait pas la portée mais ressentait instinctiv­ement les effets. Servant de catalyseur psychique, une musique, notamment, était restée gravée dans sa mémoire.

C’est cette mystérieus­e mélodie (Nelson ?) et son rythme entêtant que va traquer notre héros sans visage, pour recoller les images du passé (les propres archives du cinéaste), du présent (son enquête qui l’emmène au Japon, en Indonésie, en Bulgarie) et du futur (modifiées par de vieux filtres électroniq­ues, similaires à ceux qu’affectionn­ait l’auteur de Sans soleil et qui contiendra­it, disait-il, la vérité révélée). La force du film tient ainsi à sa façon, toute markerienn­e, de tisser l’intime, l’imaginaire, l’ethnograph­ie et un écheveau personnel d’oeuvres d’art (Brautigan, Gainsbourg, Steve Reich, Akira, Kenji Kawai et Ghost in the Shell, des chants traditionn­els…) qui forment, ensemble, une carte au trésor. Loin de n’être qu’un amoncellem­ent de signaux culturels chics, ces oeuvres deviennent la clé d’une quête identitair­e nécessaire, le sésame qui ouvre les portes de notre intériorit­é en nous connectant à celle des autres. Partager ce chemin secret est sans doute le plus précieux cadeau que puisse faire un·e artiste.

Spectre: Sanity, Madness and the Family de Para One (Fr., 2021, 1 h 26). En salle le 20 octobre, précédé par le court métrage Dustin de Naïla Guiguet. Retrouvez le portrait de son actrice Dustin Muchuvitz p.21.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France